« Il n’y aura pas d’alliance PTr-MMM si Ramgoolam n’obtient pas ce qu’il recherche. Bérenger de même »

Interview: Jean-Claude de l’Estrac

« Le renouveau politique exige l’émergence d’un homme exceptionnel et des circonstances exceptionnelles… Je ne vois ni l’une ni l’autre…»


A l’ordre du jour cette semaine : l’alliance électorale éventuelle entre deux partis politiques, le PTr et le MMM. Notre invité, cette semaine, M. Jean-Claude de l’Estrac nous explique les raisons qui pourraient freiner une telle alliance. Dans un contexte économique mondial inquiétant, il s’agit de comprendre les mécanismes politiques qui pourraient maintenir une certaine stabilité dans le pays et nous aider à avancer collectivement comme une nation éclairée…


Mauritius Times : Après 15 années passées à la direction d’un groupe de presse et à écrire un éditorial chaque dimanche, pas facile d’apprendre à « masquer sa pensée profonde », n’est-ce pas ?

Jean-Claude de l’Estrac : Pas question ! Les propos que vous citez n’étaient qu’une boutade. Je voulais juste reconnaître que mes nouvelles fonctions à la COI, quand je les assumerais, en juillet, ne m’autoriseront pas la même liberté de ton de l’éditorialiste et de l’observateur libre sur la vie politique mauricienne. Pour le reste, avec les réserves qui s’imposent, je ne cesserais pas, d’une manière ou d’une autre, de partager, avec ceux qui le voudront bien, ma compréhension des enjeux qui affectent la vie des nations, la nôtre et celle des autres.

* Justement quel regard portez-vous sur la presse mauricienne dans son ensemble au moment où vous partez ? Est-elle à la hauteur des enjeux ?

Contrairement à ce qui se passe ailleurs – aux Etats-Unis ou en Europe -, la presse mauricienne est plutôt en forme. Elle n’a jamais été aussi pluraliste et concurrentielle. Aujourd’hui, le pays compte quatre groupes de presse publiant chacun plusieurs titres. Chacun des groupes anime un quotidien ; chaque quotidien affiche une orientation bien distincte, ce qui offre un choix aux lecteurs. (Je ne compte pas les bulletins internes déguisés en journaux). La presse est encore plus diversifiée pendant le week-end.

J’ai vu que l’on fait semblant, dans certains milieux, de s’inquiéter de la récente acquisition de Business Publications par la Sentinelle, mais je n’ai pas vu la même réaction quand le Groupe Le Défi s’est rendu acquéreur des titres du groupe Yukondale.

Je ne crois pas avoir vu la Competition Commission se manifester non plus. Mais je comprends parfaitement la stratégie de mon ami Eshan Khodabux. Il se passe dans la presse, qui est aussi une entreprise, ce qui se passe ailleurs dans le monde des affaires. L’entreprise, pour se développer et maintenir sa croissance, ne peut que produire de nouveaux titres ou procéder par acquisition.

Maintenant, il faudrait se poser la question de savoir qui sont les véritables financiers de la demi-douzaine de journaux-snipers… Qui sont leurs donneurs d’ordre ? Dans la profession, les gens savent.

La vraie question pour la presse écrite est celle de son avenir dans le nouveau monde du numérique et des médias sociaux.

Les risques sont réels. Aux Etats-Unis, des dizaines de journaux ont disparu ; en Europe, le lectorat est en baisse constante. Le grand débat est de savoir comment réinventer les journaux. Il ne faudrait pas que nos journalistes s’installent dans leur relatif confort, le réveil pourrait être brutal.

* Pour La Sentinelle aussi, me semble-t-il, car le groupe vient de perdre un procès important portant sur le contrôle de Radio One, gérée par la Sentinelle.

Oui, j’ai lu le verdict du juge. Etonnant ! Je comprends que La Sentinelle s’apprête à faire appel. La question, qui est d’un grand intérêt pour le droit des affaires, est pourtant simple : l’actionnaire d’une entreprise peut-il impunément leurrer ses partenaires et violer leurs droits garantis de préemption lors d’une vente d’actions ? Nous verrons ce que dira la Cour quand l’affaire sera prise sur le fond. Nous sommes au début d’une procédure qui ira probablement très loin. Même de l’extérieur, je vais suivre la suite avec la plus grande attention. En tant qu’ancien Président de Viva Voce, je m’en veux toujours de m’être laissé rouler dans la farine.

* Et maintenant ? On fait quoi alors le temps d’une retraite ? On passe à la diplomatie, on voyage, on donne des conseils à Ramgoolam qui fait semblant d’écouter… ?

La retraite, elle est renvoyée à plus tard. Je ne considère aucunement le secrétariat de la COI comme une sinécure. Il y a un énorme défi à relever à un moment où cette partie de l’océan Indien retrouve une grande importance géostratégique. Tant l’émergence de l’Inde que de la Chine aux plans politique, diplomatique aussi bien qu’économique que le réveil enfin de l’Afrique, en particulier l’Afrique australe et orientale, nous offrent un formidable tremplin. L’océan Indien redevient le nouveau “cœur du monde”. Les îles de la COI ont une belle carte à jouer.

Pour le reste, je continue de faire ce que j’ai toujours fait: lire, écrire (je travaille sur deux projets). Et puis, oui, effectivement il arrive que je sois consulté par de nombreux dirigeants du pays — pas que des hommes politiques –, et j’ai toujours plaisir à partager ma longue expérience de la vie publique mauricienne et régionale avec eux. Bien entendu, ceux qui m’écoutent, comme ceux qui ne m’écoutent pas d’ailleurs, prennent leurs risques…

* Passons. Vous avez déclaré avoir refusé la présidence de la République – « On me l’a proposée deux fois », aviez-vous dit. Et vous acceptez la proposition d’assumer les fonctions de secrétaire-général de la Commission de l’océan Indien. Pourquoi ? Ce n’était offert en guise de consolation, je suppose…

Voilà bien une de ces réflexions caractéristiques de l’esprit mauricien ! Au bout d’une carrière entièrement consacrée au service public, je n’ai nullement besoin d’un prix de consolation. Au lieu de faire de telles suppositions, j’aurais cru que le rôle du journaliste serait plutôt d’apprécier l’engagement de ceux qui cherchent toujours à se mettre au service du bien commun.

* Il appartient plutôt aux décideurs politiques, en la circonstance Navin Ramgoolam, d’apprécier cet engagement, pas aux journalistes…

Non justement. C’est le journaliste qui éclaire l’opinion publique

* Pour revenir à vos pensées profondes, que faites-vous de l’effervescence qui agite nos principaux partis politiques ces derniers temps ? Ils se sont mis à discuter de choses sérieuses : Deuxième République, réforme électorale…

Je crois qu’il y a deux niveaux de lecture.

Il faut d’abord comprendre ce que recherche, pour lui personnellement, chacun des deux protagonistes de la négociation. Ensuite, on peut se poser la question de savoir si ces ambitions personnelles peuvent aussi servir l’intérêt de la nation. L’un n’empêche pas l’autre.

Il ne faut pas se leurrer: il n’y aura pas de 2e République ni de réforme sans une alliance électorale entre le Parti travailliste et le MMM. Et il n’y aura pas d’alliance entre les Travaillistes et le MMM si Ramgoolam n’obtient pas ce qu’il recherche, et Bérenger de même. Mais j’estime que leurs projets personnels sont incompatibles. Ramgoolam voudrait bien être Président de la République mais sans cesser d’être Premier ministre. Bérenger voudrait bien être le Premier ministre de Ramgoolam, mais avec les pouvoirs qui sont, pour l’essentiel, ceux de Ramgoolam aujourd’hui.

Malgré leur volonté commune — elle est réelle — je ne vois pas comment l’affaire se fera. Sur le fond, les deux dirigeants, comme ils le disent eux-mêmes, sont très près d’un accord sur la réforme. Si un accord électoral se fait, la réforme se fera si elle s’appuie sur une idée simple: pas de grand chambardement, le First-Past-The-Post (FPTP) a bien servi le pays. Mais il a un défaut que l’on peut corriger aisément en introduisant une dose de proportionnelle.

Avec 20 élus à la proportionnelle, la dose réduit considérablement les disparités intolérables déjà notées à plusieurs reprises entre les suffrages et le nombre de sièges. Cette justice est rendue sans compromettre l’efficacité du système électoral à produire des majorités stables et fonctionnelles.

* Mais que faites-vous du Best Loser System ? Il n’a plus sa place dans notre société – car la population est plus éclairée et le besoin d’être sécurisé n’a plus sa raison d’être. Plus maintenant, estime le juge Balancy. A entendre Razack Peeroo ou Yousouf Mohamed, même si ces derniers se gardent d’ethniciser le débat, il ne semble pas que ce soit aussi simple que l’affirme le juge Balancy…

Voilà un vrai faux problème. Le Best Loser System est un attrape-nigaud. Avez-vous déjà vu un député correctif se comporter à l’Assemblée nationale en tant que représentant de sa communauté ?

Jamais ! Et c’est à l’honneur de tous les correctifs de notre histoire. Si le correctif n’assume en aucune façon le rôle de représentant de sa communauté, à quoi sert-il ?

Non franchement, il faudrait se débarrasser de cet anachronisme. Maintenant, si vous me dites que le BLS pourrait être la pierre d’achoppement de la réforme électorale, il faudra y réfléchir à deux fois. Mais l’affaire aura démontré une nouvelle fois que le pays est en avance sur sa classe politique.

* On apprend que pour le leader du MMM, toute réforme électorale ne devrait pas être tributaire d’un consensus sur l’abolition du Best Loser System. Ce qui laisse croire que le BLS a, aux yeux de Paul Bérenger, valeur de symbole – une « sacred cow » — qu’on ne touche pas. Cette prise de position du leader d’un parti qui a milité en faveur de l’unité nationale vous surprend-il ?

Non, malheureusement.

* Pourquoi ?

Parce que le vieux routier de la politique n’est pas le jeune idéaliste de mai 68. Tant mieux ! Dommage aussi.

* Navin Ramgoolam, par contre, prend position contre la déclaration de l’appartenance ethnique, donc pour l’abolition du BLS dans le cadre de la réforme électorale. On ne sait pas ce qu’en pensent ses alliés du jour, mais pourquoi semble-t-il déterminé à vouloir « roll back » ce que son père croyait juste pour la société mauricienne et qui a quand même assuré la stabilité et l’harmonie du pays ?

Je crois que vous allez trop vite en besogne. Que je sache, le Premier ministre n’a pas encore rendu public avec précision ce que sont ses propositions personnelles et définitives sur l’ensemble de la réforme proposée. Et puis vous faites un amalgame douteux : ce n’est pas le Best Loser System qui a assuré au pays la stabilité politique. C’est, malgré ses imperfections, le First-Past-The-Post, et Navin Ramgoolam n’entend aucunement “roll back” cela.

Le FPTP reste le socle de notre système électoral. Et la représentation ethnique — pour ceux qui y attachent un prix — a été assurée par l’ensemble du système – le découpage électoral (voilà pourquoi, il vaut mieux éviter de mettre la main dans ce nid de guêpes), mais aussi les circonscriptions à triple candidature, le panachage des partis. L’apport du BLS sur ce plan a été plutôt marginal. Rama Sithanen vient de le démontrer. Quoi qu’il en soit, l’homme politique Ramgoolam a bien du mérite à dire ouvertement son aversion. Je ne serais pas surpris qu’il aille jusqu’au bout de ses convictions et présente à l’Assemblée nationale son projet de réforme électorale avec ou sans accord préalable du MMM. C’est le MMM qui sera bien embarrassé. Et il est probable que le MMM sera contraint de voter le projet de loi.

* Navin Ramgoolam et Paul Bérenger auront quand même raté une nouvelle occasion, après 2010, de conjuguer leurs forces dans l’intérêt du pays, dites-vous, s’ils ne parviennent pas à se mettre d’accord ?

Sans doute. Mais la vraie question est de savoir : pour quoi faire ? S’il n’y a pas de vision commune, cette conjugaison de forces n’est plus qu’un accommodement entre élites politiques.

Peut-être devrions nous cesser de faire de la question d’alliance électorale une obsession nationale. Des fois je me dis qu’avec le parti travailliste et le MMM, nous avons deux grands partis pouvant chacun prétendre à une audience nationale, deux partis de gouvernement qui doivent se concurrencer pour le pouvoir, un peu à la manière des Démocrates et des Républicains américains, chacun avec son Histoire et sa sensibilité, les deux parfaitement capables d’assurer l’avenir du pays.

Ce qui n’exclut pas, dans des circonstances exceptionnelles, qu’ils se donnent la main.

* Pas lieu donc d’une alliance entre ces deux partis pour gouverner ensemble, comme vous l’aviez prônée auparavant ?

Ce que je prône, c’est un gouvernement fort. Mais la condition préalable à une alliance reste la cohésion programmatique et la compatibilité stylistique.

Malgré la sympathie qu’ils peuvent éprouver l’un pour l’autre, peut-être que Ramgoolam et Bérenger se rendent compte en définitive qu’ils ont du mal à travailler ensemble. Sur un plan personnel d’abord mais aussi du fait du rapport de forces entre leurs partis respectifs.

Une vraie bonne alliance, c’est entre un parti dominant et un parti d’appoint. Entre deux partis de force plus ou moins équivalente, c’est une cohabitation, un partage du pouvoir. Et c’est infiniment plus difficile.

* Et que va-t-il se passer si aucun accord n’est effectivement trouvé sur la question de la réforme électorale ? Le spectacle autour des discussions d’alliances et de ‘remake’ à la 2000, etc., va reprendre. C’est ça ?

Si aucun accord préalable n’est pas trouvé et que le projet de réforme électoral est présenté et voté, il est probable au contraire que la situation politique se décantera avec la perspective d’une lutte à trois et d’éventuelles coalitions post-électorales.

* A moins que la situation économique ne se détériore. Ce serait un bon prétexte, n’est-ce pas ?

La situation économique va se détériorer, et le pays aura effectivement besoin de toutes ses forces pour y faire face. Je termine, en haletant, la lecture du livre de Harry S. Dent intitulé The Great Crash Ahead. Dent, qui avait déjà écrit le bestseller The Great Depression Ahead, est connu pour la justesse de ses prédictions économiques.

Cette fois, il explique pourquoi le prochain crash est inévitable et pourquoi il sera planétaire. Le crash, prédit-il, aura lieu entre 2012 et 2014. Même si l’économie mauricienne est relativement préservée des travers qui expliquent la crise, la dépendance du pays sur les marchés extérieurs est une vulnérabilité imparable. Je ne sens pas le pays psychologiquement préparé. Ailleurs dans notre région, les dégâts commencent à se faire sentir.

* A qui la faute si le pays n’est pas psychologiquement préparé ? Le gouvernement, le Premier ministre, son ministre des Finances ?

Tout le leadership politique. Mais le citoyen a également le devoir de s’y préparer. Il ne peut pas dire qu’il ne sait pas ce qui est en jeu. Mais les Mauriciens croient toujours à leur bonne étoile.

* Lorsque j’évoquais le spectacle autour des discussions d’alliances, il ne faut pas non plus exclure des discussions en fin de compte entre Navin Ramgoolam et le p’tit frère de Bérenger. Qu’en pensez-vous ?

Non, pas avant la fin de la quarantaine (de Pravind Jugnauth et de son MSM). Elle sera relativement longue. Mais attention, elle aura une fin.

* Par ailleurs, Joseph Tsang Mang Kin nous disait récemment que les citoyens se voient pris au piège d’un système politique – la partocratie – qui les emprisonne et les étouffe avec leurs alliances et combines dont ils n’en veulent plus. A-t-il raison, selon vous ?

En démocratie, la vie politique est forcément animée par des partis politiques. Le problème n’est pas tant le parti lui-même mais plutôt son mode de fonctionnement.

Les citoyens n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Ils ont délégué leur pouvoir de jugement au chef suprême. Lui n’en demande pas mieux. Nous assistons ainsi, depuis des décennies, à des dérives autocratiques, parfois dynastiques, qui ont fini par vider nos partis politiques de leur substance démocratique. Les leaders ont totalement verrouillé les instances décisionnelles – c’est le cas au parti travailliste où le leader est omnipotent. C’est aussi le cas au MMM malgré l’existence de façade d’instances délibératives mais le culte du leader paralyse l’organisation.

Mais, nous ne pouvons rien, les partis sont un mal nécessaire.

* Qu’en est-il au niveau du MSM ?

Nous parlons de partis…

* Est-ce un sentiment de ras-le-bol qui explique, selon vous, le mouvement d’indignés de Facebook ?

Je ne suis pas un fan de Facebook. Je n’ai pas encore mon profil. Je ne suis pas particulièrement partisan de cette espèce d’auberge espagnole où n’importe quel quidam vient s’exhiber, s’autorise de porter n’importe quel avis et de le communiquer à la planète entière.

Je m’interroge sur les bienfaits de cette médiocratie populiste. Mais je reconnais, par ailleurs, son pouvoir phénoménal de connecter les gens, de faire partager des sentiments et des émotions, de mettre en branle des “mouvements”, de faire participer les citoyens.

J’ai aimé l’expérience d’Iceland qui a adopté une nouvelle constitution en faisant participer les citoyens par le biais des médias sociaux. J’aime moins les indignations pantouflardes et épistolaires. Mais soyons positifs: savoir, partager, communiquer, tout cela peut être le commencement de l’action et de l’engagement.

* En effet, ce « mouvement d’indignés » n’a pas fait long feu. Est-ce parce que les conditions, telles que présentes dans les années 70, ne sont pas là ?

C’est sûr que les conditions se sont pas les mêmes. Un certain idéalisme aussi.

* Le pays connaît chaque 40 ans une nouvelle génération de politiques. C’est cyclique, dit-on. Voyez-vous cela venir ?

Non. Ce n’est pas une question de cycle. Pour provoquer ce renouveau politique, il faut une double condition: l’émergence d’un homme exceptionnel et des circonstances exceptionnelles. Je ne vois ni l’une ni l’autre.


* Published in print edition on 20 January 2012

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