Au « Brésil africain » se joue l’avenir du continent Jooneed Jeeroburkhan  

Élections à hauts risques au Congo-Kinshasa

By Jooneed Jeeroburkhan

Maurice fait partie de l’Afrique? Il est même membre de l’Union africaine? Près d’un tiers de Mauriciens sont d’origine africaine? Une proportion plus grande se considère politiquement africaine? Maurice se voit comme un pont entre l’Afrique et l’Asie?

On ne le dirait pas, à en juger par l’incroyable silence public à Maurice autour des élections charnières et mouvementées de lundi dernier dans ce « Brésil africain » qu’est la République démocratique du Congo (RDC, Kinshasa).

Rien ou presque dans nos médias, grands et petits, aucun débat dans nos « cafés » dits « littéraires », aucune discussion au sein de nos partis politiques, même de gauche, aucun propos de nos dirigeants ou opposants, même pas un souhait de réussite pour ce scrutin à hauts risques dans ce pays martyr d’entre tous.

Et pourtant, ce qui s’est passé cette semaine en RDC n’est rien de moins que la propagation fulgurante des flammes du « Printemps arabe » jusqu’aux Grands lacs africains, loin au sud du Sahara. Et cela le jour même où l’Égypte votait – lors d’élections qui, elles, ne sont pas passées inaperçues à Maurice, fort curieusement.

Une Afrique taillable et corvéable

Pays modèle d’une Afrique taillable et corvéable aux souhaits des colons nordistes depuis le Congrès de Berlin de 1885, le Congo a été propriété personnelle de Léopold II, roi des Belges, jusqu’à 1908, sous le nom facétieux, voire diabolique, d’ « État libre »!

Car les Congolais, hommes, femmes et enfants, étaient, eux, tout sauf libres. Déracinés de leurs villages et évangélisés pour être toujours plus soumis et plus productifs (hévéa, ivoire, etc.), ils sont atrocement mutilés quand ils ne sont pas massacrés.

Le classique d’Adam Hochschild, King Leopold’s Ghosts (Mariner Books, 1999) traduit sous le titre Les fantômes du roi Léopold : La terreur coloniale dans l’État du Congo, 1884-1908 (Tallandier, 2007) est une lecture obligatoire pour comprendre cette folie qui porta l’entreprise coloniale au paroxysme de l’horreur – et qui a eu son pendant chez nous sous la forme du Code noir.

En butte aux critiques d’humanistes britanniques, le roi, à la veille de sa mort, légua « sa » colonie à son pays, la Belgique, en 1908.Le Congo belge accéda à « l’indépendance » en 1960. Mais Patrice Lumumba, Premier ministre élu et patriote résolu, était renversé et assassiné, ses restes dissous dans de l’acide.

De Mobutu à Kabila, via le Rwanda

La sécession du Katanga, la guerre civile et l’intervention de l’ONU ont débouché en 1965 sur le coup d’État du colonel Joseph Désiré Mobutu, proche des États-Unis. Mégalomane, il régna sur le Congo pendant plus de 30 ans, se remplissant les poches, et surtout permettant aux multinationales minières du Nord de piller le pays et d’amasser des fortunes colossales.

C’est autour des années 1990 déjà que débute le « Printemps congolais ». La Guerre froide est finie, l’apartheid s’écroule, un vent de « Conférences nationales souveraines » balaie l’Afrique. Mais l’Occident a d’autres plans : il faut trouver un remplaçant durable à Mobutu pour continuer de piller le Congo en toute quiétude.

En octobre 1990, les Tutsis rwandais exilés depuis 1959 dans les pays anglophones voisins rentrent au Rwanda les armes à la main avec le soutien des États anglo-saxons, qui ont comme supplétifs dans la région l’Ouganda et le Burundi. La guerre au Rwanda se termine sur le génocide de 1994 et la prise du pouvoir par le FPR (Front patriotique rwandais, tutsi) à Kigali.

Les Hutus, majoritaires mais défaits, se réfugient massivement au Congo voisin. Dès lors, épaulé par les armées ougandaise et burundaise, le FPR se lance au Congo dans une « chasse aux génocidaires » — et en profite pour aller installer Laurent-Désiré Kabila au pouvoir à Kinshasa en 1997. Mobutu, cancéreux, se réfugie au Maroc où il meurt en exil la même année.

Les élections de lundi au Congo, présidentielles et législatives à la fois, prennent tout leur relief sur cette toile de fond : avant même de prendre le pouvoir à Kinshasa, Kabila était contraint de signer d’importantes concessions minières à des multinationales des ÉU, du Canada et d’Europe, qui finançaient la guerre.

On est en pleine privatisation de guerres de pillage, avec des armées de mercenaires comme Executive Outcomes (EO) et Defense Systems Limited (DSL). Quand Kabila décide en 1998 de bouter les armées étrangères hors du Congo, il doit se tourner vers ses voisins d’Afrique australe. La guerre durera cinq ans et fera au bas mot cinq millions de morts.

Kabila fils et la tutelle de l’ONU

Kabila est assassiné en 2001. Son fils Joseph, 30 ans, est installé au pouvoir, soutenu par 20 000 Casques bleus de l’ONU. Sous ce régime de tutelle, les parties congolaises, dont celles appuyées par l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, vont s’entendre en 2003 sur un pacte de gouvernement menant en 2006 aux premières élections libres depuis celle de Lumumba en 1960.

Joseph Kabila gagne les élections, remportant la présidence et réunissant une « majorité présidentielle » au Parlement. Mais aux yeux de beaucoup de Congolais, sinon la majorité, l’élection est gravement entachée. Le fait que les puissances occidentales l’avalisent rend les Congolais encore plus méfiants.

En réalité, une lourde équivoque pèse sur le Congo de Kabila. Il a grandi en Tanzanie, et il manie surtout l’anglais et le swahili. Les Indiens, Pakistanais et Bangladeshis anglophones dominent au sein des Casques bleus de l’ONU, et sont plus proches du FPR et de l’Ouganda anglophones que des Congolais eux-mêmes, qui les voient comme une armée d’occupation.

Étienne Tshisekedi, vieux nationaliste né en 1932 et l’un d’une petite poignée de diplômés secondaires formés par les Belges avant l’indépendance, avait boycotté les élections de 2006. Les guerres de pillage ont continué dans l’est du pays. Il a fallu les pressions d’une coalition de députés de la société civile pour forcer Kabila à réviser le Code minier dans l’intérêt national.

« Changer de régime » avec Tshisekedi

Aussi, le scrutin de 2011 allait donner aux Congolais l’occasion de « changer de régime », de se débarrasser de la tutelle étrangère et de doter leur pays d’un État voué au développement national. Et Tshisekedi, malgré ses 79 ans et sa santé chancelante, était cette fois candidat à la présidence.

Samedi dernier, Tshisekedi a rassemblé à Kinshasa une telle foule que Kabila, qui manie tous les instruments du pouvoir, a décidé d’annuler son propre meeting, et a fait bloquer Tshisekedi à l’aéroport de Ndjili pendant 8 heures ! Il y a eu au moins trois morts en ville, mais la messe était dite.

La journaliste belge Colette Braekman, proche du pouvoir, écrit sans hésiter sur son « Carnet » du journal Le Soir, de Bruxelles, que l’issue du vote ne fait pas de doute, même si les résultats ne seront connus que le 6 décembre. Ambassadeurs et observateurs internationaux faisaient déjà la file hier sous l’auvent devant la maison de Tshisekedi à Limete, un vieux quartier résidentiel de Kinshasa, écrivait-elle.

Au Congo se joue l’avenir de l’Afrique

Bien sûr, de nouvelles magouilles sont possibles, et c’est peut-être le camp Kabila qui criera cette fois à la fraude, car fraude il y a eu, depuis le non enregistrement d’électeurs jusqu’aux bureaux de vote introuvables, en passant par la pénurie de matériel, la découverte de ballots de bulletins pré-marqués pour Kabila, les attaques armées contre des votants, et d’autres violences – le tout alors que la Commission électorale dite « indépendante » était dirigée par Daniel Ngoy Mulunda, un homme de confiance de Kabila.

Au Congo-Kinshasa se joue l’avenir de toute l’Afrique. Alors que l’Empire déploie l’Africom, pousse le Kenya à guerroyer en Somalie, et s’emploie à détourner le Printemps arabe en sa faveur en jouant la carte islamiste, les Congolais renouent avec la ferveur démocratique de la « Conférence nationale souveraine » d’il y a 20 ans.

Il s’agit d’un pays de 2,3 millions de km carrés, grand comme les deux-tiers de l’Europe de l’ouest, avec 72 millions d’habitants. Il dispose d’importantes ressources minières, dont le coltan qui est indispensable au téléphone cellulaire. Mais il a aussi un potentiel agricole et hydraulique énorme qui le rendrait capable de nourrir et d’électrifier tout le continent. D’où son surnom de « Brésil africain ».

Mais il faut d’abord que les Congolaises et Congolais reprennent contrôle de leur pays et installent un État fort qui mette les ressources nationales au service du développement. C’est ce qu’ils ont voulu faire en allant voter lundi.

jooneed.khan@gmail.com

Autres lectures et sources :

Le roi blanc, le caoutchouc rouge, la mort noire, sur le réseau Arte :
http://www.arte.tv/fr/histoire-societe/les-mercredis-de-l-histoire/cette-semaine/Programme/1198900.html

Adam Hochschild : Un holocauste oublié, dans Le Monde diplomatique de janvier 1999
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/01/MOBE/11529

Michael L. Ross: Booty Futures
http://www.sscnet.ucla.edu/polisci/faculty/ross/bootyfutures.pdf

 Pratap Chatterjee : Mercenary Armies and Mineral Wealth
http://www.thirdworldtraveler.com/New_World_Order/Mercenaries_Minerals.html

Jooneed Khan: “Looters’ War” in the Congo
http://www.dominionpaper.ca/articles/2198


* Published in print edition on 2 December 2011

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