« La révolution n’aura pas lieu même si les propositions de Carcassonne sont révolutionnaires »
|Interview : Dr Sada Reddi, historien
« La formule Carcassonne provoquerait et accélérerait une instabilité politique permanente et cela nous prendra des décennies pour retrouver une certaine stabilité…
… politique comme nous l’avons eu durant les 40 dernières années avec SSR, Gaetan Duval, SAJ, Paul Berenger et Navin Ramgolam »
Deux événements ont marqué le pays cette semaine : le verdict des Law Lords et le rapport Carcassonne. Dans le sillage des débats politiques, le Dr Sada Reddi, historien, nous donne son opinion sur les différents systèmes électoraux proposés et leur impact sur la République de Maurice, pays multiculturel africain cité en exemple dans le monde entier pour sa stabilité politique.
Mauritius Times : Un ‘verdict’ sans surprise des Law Lords du Privy Council dans l’affaire de contestation de la décision de la Commission électorale d’invalider la candidature de 104 candidats lors des dernières législatives, logée par le Blok 104. Verdict qui nous renvoie ‘back to square one’ — et aux politiciens de reprendre la balle au bond. Or, ces derniers ne semblent pas très enthousiastes. Cela ne vous surprend pas, n’est-ce pas ?
Dr Sada Reddi : Je ne peux pas commenter les aspects juridiques de ce verdict, mais, comme beaucoup des Mauriciens, j’avais anticipé que ce serait difficile pour les Law Lords de rendre un verdict qui bouleverserait l’ensemble de notre système électoral alors que cela nous a garanti une stabilité politique et sociale durant les 40 dernières années.
Si le problème de participation des candidats aux élections pose à la fois un problème politique et juridique, c’est aux Mauriciens d’apporter les changements nécessaires. Puis, les cours de justice à Maurice et d’ailleurs peuvent nous aider en indiquant au niveau juridique ce qu’il nous faudrait corriger pour rapport à notre Constitution.
* Dans un premier temps, le leader du MMM, Paul Bérenger, a trouvé les propositions du Prof Carcassonne « intéressantes ». Par la suite, il a déclaré que l’élimination du « Best Loser System » pourrait créer des dérapages, et qu’il vaudrait mieux prendre un chemin qui amènerait ce système à mourir naturellement – cela dans le cadre d’une réforme électorale appropriée. Cette position du MMM vous surprend-elle ?
Beaucoup de personnes et de partis politiques ont essayé de trouver une formule qui permettrait au « Best Loser System » de mourir de lui-même. En vain. Il y a eu différentes formules dans le passé et même le Professeur de Smith qui était contre ce système a fait des propositions dans ce sens que l’on n’avait pas retenues à l’époque. Les politiciens d’avant et aussi ceux d’aujourd’hui cherchent peut-être une formule explicite pour rassurer les minorités. Il ne s’agit pas uniquement de trouver une ou des formules efficaces pour remplacer le « Best Loser System » mais il faut surtout que les minorités soient convaincues par ces nouvelles propositions.
Il paraît que la formule Carcassonne ne persuade pas encore la population à moins que l’on entreprenne un travail pédagogique pour dissiper jusqu’au moindre doute. Il faut prouver que la nouvelle formule avec le regroupement de certaines circonscriptions serait efficace dans le court terme et le long terme. En ce moment, il y a une grande incertitude par rapport à la configuration des circonscriptions et le scrutin entièrement soumis au système proportionnel. Même un travail pédagogique pour convaincre la population avec des chiffres à l’appui risque de ne pas atteindre ce but. Cela me rappelle les difficultés que les autorités avaient rencontré quelques années de cela quand il fallait expliquer la standardisation des différentes matières au niveau du CPE.
* A votre avis, qu’est-ce que Paul Bérenger a en tête lorsqu’il parle en termes de « bonne réforme électorale » ?
En tant que leader d’un parti politique, sa préoccupation — comme tout autre leader de parti politique — est de conquérir le pouvoir. Dans le passé, son parti a remporté une grosse proportion de votes aux élections sans accéder au pouvoir. Il pense naturellement à un système électoral qui faciliterait la conquête du pouvoir sans avoir à froisser les communautés dites minoritaires avec l’abolition du « Best Loser System ». Puisque son électorat repose essentiellement et majoritairement sur ces « minorités », il prône une dose de proportionnelle pour faciliter l’accession de son parti au pouvoir.
* Venons-en aux propositions du Prof Carcassonne. « Ce que personne n’a osé jusqu’ici, le Prof l’a fait, à savoir il a proposé la Représentation Proportionnelle (RP) intégrale. Il nous propose là quelque chose de révolutionnaire, un tant soit peu provocateur. Il bouscule notre mindset et de quelle manière. » Voilà ce qu’on peut lire déjà, parmi tant d’autres réactions sur Facebook. Celle-ci appartient à un certain John Demotik. Révolutionnaire, provocateur, sujet tabou… qu’en pensez-vous ?
Je ne vois rien de révolutionnaire dans cette approche. Dans le monde académique, il existe différentes écoles de pensée sur tous les sujets économiques, politiques, scientifiques et sociaux. Si vous demandez à un spécialiste de gauche de rédiger un rapport sur un sujet quelconque, vous aurez une perspective de la gauche. Il paraît que le Prof Carcassonne et ses deux collègues sont partisans du système proportionnel. Ils nous ont donc proposé un système électoral à la proportionnelle. D’autres prônent un « First past the post system ». Il y en a d’autres qui sont plus éclectiques, prônant un système mixte.
En 1964, dans son rapport, Profeseur De Smith avait fait des recommandations pour un mélange de « proportionnel » et de « First past the post ». Il y proposait 20 circonscriptions de deux membres et quatre circonscriptions de quatre membres.
Mais la proposition du Prof Carcassonne remettra en question tout ce que l’on a fait jusqu’à l’heure, le bon comme le mauvais. Il faut savoir qu’en politique et en société à Maurice, la révolution n’existe pas. En d’autres mots, la révolution n’aura pas lieu même si les propositions sont révolutionnaires.
* Au fait, ce que propose le Prof Carcassonne est simple, tellement simple, dit-on, mais tout autant compliqué quant à sa mise en application. Le pensez-vous également ?
Tout à fait. La complexité réside dans la grande difficulté qu’on aura pour élaborer une nouvelle configuration des circonscriptions et même si on arrive à le faire avec succès, il n’atteindra pas forcément les buts fixés par le Prof Carcassonne.
Le système actuel a été élaboré en se basant sur l’expérience acquise de notre système électoral depuis 1948, plus précisément depuis 1959. Un regard sur les papiers personnels de De Smith démontre clairement que l’élaboration et la configuration des circonscriptions ont été conçues en considérant tous les paramètres, voire même jusqu’à la prévision des résultats des élections avec des permutations des différentes circonscriptions.
Le présent rapport est une boîte de Pandore mais son implémentation risque de créer de grosses surprises. Il pourrait se développer une instabilité permanente. Non seulement il serait difficile de l’implémenter dans la pratique, mais on court aussi le risque de créer une instabilité politique permanente. Déjà maintenant, je considère que le pays entrera dans une longue période d’incertitude au moment du départ de Paul Bérenger, et plus tard, de Navin Ramgoolam de la scène politique.
La formule Carcassonne provoquerait et accélérerait cette instabilité et cela nous prendra des décennies pour retrouver une certaine stabilité politique comme nous l’avons eu durant les 40 dernières années avec Sir Seewoosagur Ramgoolam, Gaetan Duval, Anerood Jugnauth, Paul Berenger et Navin Ramgolam.
* En 54-55, le PTr de Rozemont, SSR et Seeneevassen avait mené, avec le soutien des journaux Mauritius Times et de Advance, une bataille épique contre la RP intégrale, défendue bec et ongles par le Ralliement mauricien (sous les ordres de l’oligarchie sucrière). Certes, nous ne sommes plus en 1955, mais le contexte a-t-il vraiment changé aujourd’hui ?
Dans les années 50, la proportionnelle avait été conçue par l’oligarchie avec la bénédiction d’un Bureau des Colonies, gagné à sa cause pour diviser et subdiviser la population et ainsi affaiblir le PTr. La lutte qu’avaient menée les Travaillistes avait forcé le Bureau colonial à faire marche arrière. Sans aucun doute, le « système proportionnel » que propose Prof Carcasonne n’est pas fait avec les mêmes intentions. Mais il n’empêche que les résultats seraient les mêmes et avec l’abolition du « First past the post », l’on pourrait s’attendre à une levée de boucliers de la part du « rank and file » travailliste même si ce parti se montre favorable aux propositions contenues dans ce rapport.
* Au-delà de l’élimination du « Best Loser System », il y a aussi la question « délicate » (Paul Bérenger dixit) du découpage électoral. On connaît les passions que soulèvent de telles questions à Maurice. Estimez-vous qu’un tel exercice passera le cap et sera en mesure de recueillir un certain consensus ?
Honnêtement, je ne vois pas comment l’on atteindra un consensus sur le redécoupage. Cela créerait de nouveaux problèmes et l’on peut se demander à quoi servirait un redécoupage électoral radical.
Une fois encore, par un travail pédagogique, il faudrait démontrer sans équivoque qu’un tel découpage est juste et qu’il apporterait une majorité gouvernementale capable de gouverner dans la stabilité. En 1967, on avait examiné tous les scénarios possibles avant d’arriver à une conclusion. Il faudrait faire le même exercice de nouveau dans la transparence.
* L’introduction de la « Représentation proportionnelle intégrale », couplée de l’élimination du « Best Loser System » avec un nouveau redécoupage électoral, produirait des écarts réduits entre la majorité et l’opposition. Un exercice de simulation, basé sur les propositions de Prof Carcassonne, donnerait autour de 35 sièges au PTr contre à peu près 31 au MMM pour les élections de 2010. Est-il possible pour notre démocratie de fonctionner dans la sérénité dans une telle éventualité ?
Le système proportionnel reflète plus fidèlement les votes des électeurs et c’est donc plus démocratique. Mais quel est l’objectif le plus important pour l’électorat ? Si la simulation que vous avez fait donne une mince majorité au gouvernement, cela démontre une certaine fragilité et ce serait insuffisant, voire impossible de gouverner dans la stabilité. Certains pays en ont fait la dure expérience dans le passé. D’autres problèmes se poseront si certains députés du gouvernement abandonnent le parti sous lequel ils sont élus. Même des provisions contre le transfugisme entraîneraient certains problèmes. Nous ne sommes pas habitués à Maurice de gouverner avec une majorité fragile car — sans rentrer dans les détails –, cela risquerait de ralentir le travail du gouvernement et le développement du pays serait alors bloqué.
* Il n’est pas interdit de penser que dans une lutte à trois, comme le souhaite d’ailleurs Paul Bérenger, c’est le MMM qui a tout à gagner dans un contexte électoral redéfini sur le modèle de Prof Carcassonne, n’est-ce pas ?
Dans une lutte à trois, à première vue, le MMM semble être le favori pour gagner les élections. Mais notre système politique est très dynamique et l’électorat réagit en fonction des données du moment pour sauvegarder ses intérêts. Rien n’est décidé d’avance et un électorat qui est uni à un moment précis peut se fragmenter ou se consolider, dépendant des enjeux du moment. Dans le cas d’une lutte à deux ou à trois, beaucoup d’observateurs pensent qu’un petit parti — à lui seul — n’aurait aucun effet sur les résultats avec le système proportionnel intégral mais il y aurait aussi d’autres petits partis qui émergeraient et qui bouleverseraient les données politiques et grignoteraient la part qui revient aux deux grands partis.
* Par ailleurs, qu’adviendrait-il aux partis comme le MSM avec la mise en application des propositions de Prof Carcassonne ? Estimez-vous également que ces propositions soient susceptibles de promouvoir l’émergence de petits groupuscules communalistes ?
C’est difficile de prédire la réaction de l’électorat vis-à-vis des petits partis dans le sillage de l’implémentation des propositions de Prof Carcassonne. Il se pourrait qu’il en résulte une prolifération de petits partis et l’implosion des grands partis ou, à l’inverse, il y aurait la consolidation des grands partis. Nous sommes totalement dans le domaine de la spéculation et il est impossible de prévoir le scénario exact.
* On affirme également que le « blocked party list » – qui enlèverait aux électeurs la liberté de « couper-trancher » selon leurs affinités communales/castéistes, etc –, accentuerait le phénomène d’abstentionnisme aux élections. Votre opinion ?
Le « blocked party list » assurerait une représentation féminine et remplacerait le « Best Loser System ». Les électeurs ne pourraient plus axer leurs votes sur des critères ethniques et castéistes. Toutefois, cela donnerait lieu à des tensions et des conflits ethniques à l’intérieur des partis politiques, entre candidats d’un même parti et aliènerait aussi un certain nombre de partisans. On pourrait aussi envisager une fragmentation accélérée de notre paysage politique. Le contraire pourrait tout aussi bien se produire.
* Que pensez-vous de l’opposition de Prof Carcassonne au régime présidentiel ? Certains soutiennent qu’on ne peut pas forcer un pays comme Maurice à adopter un système conçu pour les pays avancés – sur le plan du fonctionnement démocratique – et homogène de nature. N’est-on pas mieux servi par le régime parlementaire ?
Un système politique prend énormément de temps à s’enraciner dans la vie d’une population avant de faire partie intégrante de sa culture démocratique. Le régime présidentiel reste toujours étranger à notre culture politique. A Maurice, nous ne savons pas encore dans quelle mesure un système présidentiel serait envisageable. Il faudrait soumettre des propositions concrètes à la population et laisser le temps à l’électorat de se pencher sur tel ou tel nouveau système. Si l’on fait trop de choses à la fois, l’on risque de s’aliéner la population qui a ses propres priorités. La réforme électorale n’est pas en haut de sa liste de priorités. Il semblerait même qu’elle soit largement satisfaite du régime électoral actuel.
Notre démocratie est ancrée dans une société pluriculturelle et, par conséquent, repose — si je peux le résumer ainsi — sur quatre axes : le droit de vote, la représentativité de l’individu et du groupe, le pouvoir de changer le gouvernement au niveau local et régional et la stabilité politique entre deux élections. La question à poser serait celle-ci : « comment un régime présidentiel peut-il mieux consolider ces grands axes de démocratie par rapport à un régime premier ministériel ? »
* Qu’en est-il de la proposition visant à nommer des “technocrat ministers” ? Un tiers, cela paraît exagéré, n’est-ce pas, car ce serait contraire à l’esprit parlementaire et pas trop respectueux envers ceux qui se battent sur le “coaltar” pour être élus ?
Il existe diverses formules. La majorité des ministres devront être issus de la majorité parlementaire dans un premier temps et graduellement la population décidera s’il faut réduire ou augmenter leur nombre à partir de l’expérience acquise au fil des années.
* Tout compte fait et eu égard aux questions délicates posées par les propositions Carcassonne, telles que le « Best Loser System » et le redécoupage électoral, entre autres, il se pourrait bien que ce rapport soit vite oublié…
Le rapport Carcassonne a le mérite de provoquer une réflexion sur les réformes spécifiques que l’on devrait considérer. Tout lecteur pourrait réfléchir sur ces propositions très focalisées. Le rapport semble être plutôt accessible au grand public mais – entendons-nous — il s’agit bien d’en cerner toutes les implications. Ceci requiert beaucoup d’efforts et nécessite la contribution des techniciens et des statisticiens indispensables pour en appréhender toutes les implications.
* Mais il faudrait trouver un bouc émissaire pour ranger le rapport Carcassonne dans un tiroir, n’est-ce pas ?
Il y a de bonnes raisons pour justifier le rapport et il y en a aussi de bonnes pour le rejeter. Nous avons eu trois experts qui ont partagé leurs vues et fait des recommandations. Ils les ont faites en toute objectivité et « de l’extérieur » dans un laps de temps très court. C’est à nous de les considérer et, en partant de l’expérience que nous avons du terrain et de l’intérieur, il s’agit de prendre les bonnes décisions En fin de compte, c’est la population qui décidera de son avenir, et non les partis politiques.
* Published in print edition on 23 December 2011
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