« S’il y avait une lutte en faveur de l’Indépendance, il y avait aussi une lutte acharnée contre l’Indépendance…
|Interview : Dr Sadasivam Reddi, historien
… soutenue par des moyens financiers colossaux, et aussi par une propagande communale »
« Beaucoup – parmi ceux qui ont combattu l’indépendance – nourrissent toujours un sentiment de culpabilité. Par conséquent, comme partout ailleurs, ils cherchent à l’exorciser en accusant SSR de tous les crimes »
Indépendance : mot magique pour les uns car c’est l’accès à la liberté ; rêve impossible pour les autres qui attendent le jour de la liberté depuis déjà trop longtemps. Mais c’est aussi un cauchemar pour certains car indépendance rime avec disparition de leurs privilèges. Dans ce sillage, au terme de 45 ans d’indépendance, où se situe la République de Maurice ? Quelles étaient les différentes étapes pour accéder à l’indépendance ? Y a-t-il eu une lutte pour atteindre cet objectif ou l’indépendance était-elle inévitable ? Comment l’Archipel des Chagos a-t-il été excisé ? Pour faire le point, nous avons invité le Dr Sadasivam Reddi, historien
Mauritius Times : On célèbre dans quelques jours le 45e anniversaire de l’indépendance de Maurice. Il ne semble pas qu’on ait jusqu’ici entrepris un travail sérieux et non-partisan par rapport à l’Histoire de la nation mauricienne et, en particulier, sur la longue lutte menée depuis le début du siècle dernier qui débouche sur l’indépendance du pays.
Même si un tel projet va susciter des passions, avec chacune des communautés et les divers groupes d’intérêts qui se constituent dans le pays réclamant chacun sa part de mémoire, il faut s’y mettre, n’est-ce pas ? Faut-il donc outsource l’écriture de notre passé aux historiens étrangers, ceux qui n’ont pas vraiment d’enjeu dans cette Histoire ?
Dr Sadasivam Reddi : C’est absolument vrai de constater que nous n’avons pas de travaux originaux, sérieux et rigoureux sur plusieurs aspects de notre Histoire et, en particulier, sur la lutte menant à l’Indépendance. Il existe un manque de travaux spécialisés sur les années menant à l’Indépendance parce qu’il manque des historiens pour étudier cet aspect de notre Histoire.
A l’exception du livre de Moonindranath Varma, je ne connais aucun autre ouvrage sur l’indépendance de Maurice, ni aucun autre texte qui traite le sujet en profondeur. Certainement, il y a eu des articles, surtout des articles de journaux, sur certains aspects de l’Histoire de l’Indépendance mais il n’y a pas de travaux spécialisés originaux ou mêmes de monographies.
Aussi longtemps qu’il n’y a pas de travaux spécialisés sur divers aspects de cette Histoire, il n’y aura pas de synthèses rigoureuses, crédibles et acceptables. A défaut de ces travaux spécialisés, nous ne pouvons que tenir compte des explications sommaires existantes. Mais celles-ci ne font pas autorité par manque de méthodologie, voire de rigueur scientifique, et très souvent, elles pèchent par une lecture partielle des documents de première main.
Faire appel à des historiens étrangers, ce n’est pas une solution. Habituellement tout historien, mauricien ou étranger, poursuit des recherches uniquement si le thème les intéresse ou si une thématique est populaire sur le plan international. Espérons qu’à l’avenir, les historiens mauriciens vont penser à travailler sur ce sujet d’intérêt national.
* Aux citoyens qui se posent la question : comment se protéger contre les historiens- ou les médias-propagandistes qui cherchent à véhiculer leur lecture de l’Histoire ou des images favorables/défavorables des principaux acteurs/dirigeants qui ont façonné notre Histoire, que leur diriez-vous ?
Se servir de l’Histoire pour la propagande, c’est un phénomène qui a toujours existé. Il y a différents types d’Histoire et aussi des catégories diverses de lecteurs pour les différents récits historiques. Tous ces travaux n’ont pas la même valeur ou la même rigueur académique.
La première leçon que j’ai apprise à l’université était celle-ci : ne pas lire un travail d’Histoire qui ne contient pas de notes en bas de page et se servir de son esprit critique pour remettre en question toute interprétation. Il faut veiller aussi à ce que l’auteur nous explique sa méthodologie et, surtout, il doit clairement indiquer son champ de documentation.
En d’autres mots, l’esprit critique, l’autonomie de la pensée, et une analyse rigoureuse des textes et des sources sont les armes contre n’importe quel type de propagande. Et cela s’apprend.
* Parlons de l’Histoire par rapport à l’indépendance de Maurice. D’une part, il y a une écriture qui projette une image favorable de la lutte (« lutte épique » aurait dit feu James Burty David) menée par le Parti travailliste et souvent focalisée sur le leader d’alors du parti, feu Sir Seewoosagur Ramgoolam. D’autre part, il y a les défenseurs de l’Ancien Régime, ceux qui souhaitaient maintenir le statu quo, qui cherchent encore, aujourd’hui, à réduire l’importance de ce combat. La thèse soutenue par ces derniers, c’est que l’accession à l’indépendance était une question de temps puisque les Anglais avaient déjà pris la décision de se débarrasser de leurs colonies. Votre opinion ?
C’est tout à fait normal et légitime d’avoir plusieurs perspectives sur un thème particulier à partir du moment où chacune d’entre elles est soutenue par une documentation substantielle et une méthodologie rigoureuse.
Après tout, la polémique et la controverse constituent une méthode pour arriver à la vérité historique. Tous ces articles écrits dans les revues spécialisées en Histoire sont des contributions aux controverses et alimentent les débats et discussions. D’ailleurs, c’est le cas pour n’importe quelle discipline, c’est un moyen pour atteindre la vérité.
La perspective de James Burty David sur l’indépendance est valable, donc acceptable et acceptée. Par ailleurs, il s’est aussi joint à ce combat pour l’Indépendance et, pour cette raison, il connaît cette lutte de l’intérieur. Il a combattu aux côtés des tribuns du Parti travailliste. Il connaissait tous les contours de cette lutte et il a été un des témoins privilégiés de son aboutissement. De plus, il était partie prenante de cette lutte populaire et il a fait partie de toutes ces batailles électorales. Par conséquent, sa narration constitue une source de première main pour l’Histoire de l’indépendance. Les documents, seuls, ne pourront jamais nous éclairer totalement sur plusieurs aspects de cette lutte : la dimension populaire et électorale est aussi importante.
Puisqu’il a été un participant actif de cette lutte, sa version des faits doit être analysée d’une façon rigoureuse. A ce jour, personne ne l’a fait ou n’a contesté sa version des faits. Aussi longtemps qu’il n’y a aucune critique ou aucune révision de ces données, cette interprétation demeurera incontestée et, par conséquent, incontournable.
D’ailleurs, la version de James Burty David ne pourra être contestée qu’à travers des arguments solides, probants et convaincants. A ce jour, son interprétation du rôle de Sir Seewoosagur Ramgoolam dans la bataille pour l’Indépendance, entre autres, est soutenue par d’autres observateurs et aussi ses proches collaborateurs tels que Ringadoo, Walter et Jagatsingh. Donc, c’est non seulement l’avis de James Burty David lui-même mais également celui de ses contemporains et, aussi celui des historiens comme Pahlad Ramsurrun ou Jocelyn Chan Low, aujourd’hui.
Venons-en maintenant à l’autre version qui tente de réduire le rôle de SSR et essaie de nier la notion de lutte pour l’indépendance. A l’origine, cette interprétation provient d’une analyse marxiste en 1972, fondée sur l’idéal marxiste de la lutte nationaliste et de la lutte des classes. Elle fait abstraction de la réalité politique et recherche l’idéal d’une lutte des classes. Celle-ci n’est pas basée sur la réalité mauricienne de l’époque. C’est une interprétation dépassée.
Toutefois, cette interprétation a été reprise par un historien, candidat du PMSD pour les élections en 1967 dans la circonscription No 4. Et cette interprétation est toujours utilisée par tous ceux qui ont milité contre l’Indépendance. Il est évident que cette interprétation les conforte. Par la suite, certains d’entre eux se sont retrouvés dans les rangs de la gauche.
C’est difficile pour ceux qui ont combattu l’indépendance d’accepter que cela représente une « lutte épique », voire audacieuse, à l’époque. Comme me le disait mon professeur d’Histoire, il était difficile pour le soldat américain qui avait perdu une jambe pendant la guerre du Vietnam de reconnaître, sur le moment, que cette guerre était futile.
Puisque l’Indépendance reste le plus grand moment de notre Histoire, beaucoup – parmi ceux qui ont combattu l’indépendance – nourrissent toujours un sentiment de culpabilité. Par conséquent, comme partout ailleurs, ils cherchent à l’exorciser en accusant SSR de tous les crimes, ou alors, ils tentent d’atténuer ses mérites. Par exemple, ils avancent que l’indépendance était une question de temps. Ce faisant, ils ignorent ou feignent d’ignorer le fait extrêmement important évoqué par AJP Taylor, à savoir que nothing is inevitable in history until it happens.
D’ailleurs, il est très difficile de comprendre la démarche ou la méthodologie qui consiste à produire, disons, un document de 1967 pour soutenir que le principe de l’indépendance avait été accepté en 1965 pour Maurice, et ce, sans aucune étude rigoureuse du document en question.
C’est bien à la fin de la conférence de 1965 que la décision avait été prise en faveur de l’Indépendance. Le procès-verbal de cette conférence démontre clairement que, dès l’ouverture de la conférence, le gouvernement britannique avait deux options : indépendance ou association, ou à défaut d’un consensus sur l’une de ces deux options, il existait alors une alternative : l’autonomie interne.
Il faut souligner que ce n’est qu’à la fin de cette conférence de 1965 que le principe de l’Indépendance de Maurice a été acquis. Pour autant, ce document ne prouve pas l’absence de lutte, à moins de réduire le terme «lutte » au seul combat par les armes.
La notion de « lutte » est polysémique et explique le fait de surmonter les obstacles à plusieurs niveaux :
– une lutte pour les avancées constitutionnelles et démocratiques depuis 1936,
– une lutte pour l’autonomie depuis 1951,
– une lutte pour l’indépendance débutant en 1959,
– une lutte contre les adversaires de l’indépendance,
– une lutte électorale et populaire, et
– une lutte contre la propagande communale qui remonte bien loin dans le temps, fondée essentiellement sur la peur et, enfin,
– une lutte pour rallier la majorité des partis en faveur de l’Indépendance à la conférence de 1965, et
– une lutte pour convaincre une majorité d’électeurs de voter pour l’Indépendance.
Ce sont autant de dimensions de cette lutte qui démontrent que James Burty David avait raison, à plus d’un titre, de la qualifier de « lutte épique ».
L’argument que les Anglais avaient pris la décision de se débarrasser de leurs colonies ne tient pas debout. L’Angleterre a toujours une dizaine de colonies liées à la défense. L’indépendance n’a jamais été inévitable ou n’a jamais été programmée pour ces colonies car elles ont leur propre importance stratégique.
C’est en janvier 1968 que Harold Wilson prend finalement la décision pour que l’Angleterre se retire militairement de la région de « L’est de Suez ». Toutefois, la politique du gouvernement britannique, après son désengagement militaire à l’Est de Suez, n’est pas aussi simple qu’on voudrait nous le faire croire. Le fait demeure que le gouvernement britannique ne se désengage pas pour autant des autres colonies, notamment des points stratégiques comme Falkland Islands et Seychelles. Il est évident qu’aucun programme de décolonisation n’a été inévitable. Et, par conséquent, l’Indépendance de Maurice dépendait d’une série d’autres facteurs, y compris la pression politique pour l’Indépendance par des partis politiques.
P. Darby, dans son ouvrage East of Suez – A reassessment, cite dans le livre de Ronald Hyam en 2006 :
“The decision to end the East of Suez role was the result of a lengthy tortuous and muddled reappraisal even if the principle had seemed sound and realistic for several years. The decision to withdraw came only on the 16 January 1968 in his statement in the House of Commons. […]
“In May 1968, the Defense and Overseas policy considered the fate of Ascension Island, Easter Island, Falkland Islands, the Seychelles, Gibraltar and so on. According to Crossman, the paper submitted went right through the list, providing us with excellent reasons for staying in each one and increasing the amount of troops available. Not a single recommendation to ‘wind up’…Wilson apparently had said that he was not going down in history as the Lord North who gave up Gibraltar.”
On est encore loin de la fin de l’Empire britannique. Le principe d’Indépendance pour Maurice était déjà acquis en 1965. Mais il n’y avait rien qui prouvait qu’on allait inéluctablement vers l’indépendance avant 1965. Ceci est aussi vrai pour beaucoup d’autres colonies telles que Falkland Islands et Seychelles à un certain moment de leur Histoire.
On oublie que pour des raisons stratégiques, les Britanniques ne pouvaient pas abandonner l’océan Indien aussi longtemps qu’ils n’avaient pas trouvé un allié ou une stratégie alternative pour défendre leurs intérêts.
S’il y avait une lutte en faveur de l’Indépendance, il y avait aussi une lutte acharnée contre l’Indépendance, soutenue par des moyens financiers colossaux, et aussi par une propagande communale. Ajoutons également les ruses de la perfide Albion pour exciser Diego Garcia… Autant d’obstacles qu’il fallait surmonter pour arriver finalement à l’indépendance.
* Qu’est-ce qui pousse les Britanniques à prendre la voie de la décolonisation ? Contraintes budgétaires ? The colonies no more served the purpose of the colonial master ? Ou est-ce dû principalement au réalisme politique des Britanniques, comme l’ancien Premier ministre Harold Macmillan le confirme au Parlement sud-africain, le 3 février 1960, à Cape Town, lorsqu’il dit: “The wind of change is blowing through this continent. Whether we like it or not, this growth of national consciousness is a political fact…”?
Les historiens conservateurs anglais ont tendance à présenter la décolonisation comme un cadeau qu’ils ont fait aux peuples indigènes. Pour eux, il n’y a pas eu de lutte pour l’Indépendance en Inde mais ils parlent volontiers du transfert de pouvoir. Ils rejettent même la notion d’un nationalisme indien. Pour eux, il s’agit toujours d’occulter le rôle des gens ou de diminuer leur contribution pour accéder à la liberté ou à la libération. Dans le même ordre d’idées, n’oublions pas que, pour certains, le marronnage est de moindre importance dans la lutte pour l’émancipation des esclaves.
Pour en revenir à la question du « wind of Change », après la seconde guerre mondiale, l’Angleterre en était ressortie très affaibli économiquement. On voulait donc se servir de ces colonies africaines comme un tremplin pour sortir de la crise économique d’après-guerre. Au lieu de relâcher ces colonies, la Grande-Bretagne a alors intensifié leur exploitation, processus que les historiens nomment « la seconde colonisation de l’Afrique ».
Cette nouvelle colonisation a provoqué et accentué le nationalisme au Ghana et a mené à son indépendance. L’indépendance de l’Inde a été un élément mobilisateur en Asie et en Afrique, et un facteur-clé dans le développement du nationalisme menant à l’indépendance.
L’Angleterre a procédé à la décolonisation pour maintenir son contrôle sur le continent africain et le calendrier des indépendances a été établi en fonction de plusieurs paramètres, incluant les pressions politiques dans chaque pays. Ce qui explique, en partie, l’existence d’un calendrier différent pour chaque pays.
Dans le cas de Maurice, ce sont plutôt les intérêts en matière de défense et les problèmes internes qui ont retardé l’octroi de l’Indépendance, depuis la première demande de 1959.
* Toutefois, l’accession à l’indépendance de Maurice a été déterminée par les résultats des élections générales de 1967. Que se serait-il passé si le PMSD d’alors, avec à la tête Gaëtan Duval, avait remporté ces élections ?
Comme je l’ai dit un peu plus tôt, à la conférence constitutionnelle de 1965, deux options étaient disponibles aux partis politiques : l’indépendance ou l’association et, en l’absence de consensus sur l’une de ces deux options, il demeurait une alternative sous la forme de l’autonomie interne, c’est-à-dire demeurer une colonie avec un certain nombre de pouvoirs très limités.
Premièrement, si la majorité des partis politiques n’avaient pas opté pour l’Indépendance à la conférence, il n’y aurait pas eu d’Indépendance. Deuxièmement, une fois que le principe d’Indépendance avait été accepté, le second test dépendait des résultats des élections de 1967.
Le système électoral, avec sa répartition ethnique, consolidait le fait qu’aucun parti ne pouvait remporter la majorité. Heureusement, pour le Parti Travailliste, trois circonscriptions semi-urbaines – les No 4, 15 et 16 — contre toute attente, ont voté pour le Parti de l’Indépendance, donnant ainsi une victoire décisive à l’Indépendance. Donc, si le Parti de l’Indépendance avait perdu ces élections, on n’aurait pas eu d’Indépendance en 1968. Maurice serait restée une colonie britannique pour une durée, somme toute, difficile à déterminer.
* Pensez-vous qu’un référendum dépourvu des distorsions du ‘First Past The Post’ et de l’ethnic politics, comme le soutiennent certains, aurait produit un résultat différent de celui des élections générales de 1967 ?
Un référendum sur la question de l’association ou de l’indépendance ou même du maintien de Maurice sous la tutelle britannique aurait pu donner une victoire soit à l’association soit au maintien du statut de colonie britannique. Le gouvernement ou la majorité du jour ne serait toutefois pas remis en question mais simplement le statut de Maurice. Par conséquent, il n’y aurait eu aucune contrainte ou pression sur les électeurs de voter par rapport à leur sentiment d’appartenance à leur parti. Cela aurait été un ‘free vote’ de la population.
Il faut aussi situer le contexte économique très difficile de l’époque — tant sur le plan macro-économique que sur le plan individuel de la grande majorité de la population – ce qui aurait probablement favorisé la recherche d’un ‘confort zone’ pour les Mauriciens – l’indépendance aurait pu être perçue par ces derniers comme « too risky a proposition…».
Alors, la victoire des Travaillistes pour avoir contrecarré le recours au référendum fait aussi partie de cette lutte pour obtenir l’indépendance à travers les élections générales, et ce, en unissant les forces de l’IFB et du CAM. Sans ces deux groupes politiques, il n’y aurait pas eu de victoire pour l’Indépendance.
* Pour revenir à ce fameux discours de Harold Macmillan par rapport au “wind of change”, il est évident que ce vent du changement n’avait pas soufflé sur d’autres parties de l’Empire britannique puisque les Anglais avaient conservé le contrôle de certaines autres territoires colonisées. Quelles en sont les raisons, selon vous ?
Ce vent du changement n’avait pas soufflé avec la même vigueur ou la même intensité dans chaque colonie. Les colonies britanniques qui existent encore ont une faible population ou ont une importance stratégique.
La France, elle, avait initialement résisté à la décolonisation en Afrique et en Asie mais elle a finalement concédé l’indépendance. Toutefois, toutes les anciennes colonies de la France n’ont pas forcément accédé à l’indépendance.
* Est-ce pour les mêmes raisons que les Britanniques ont, de mèche avec les Américains, procédé au démembrement du territoire mauricien en excisant l’archipel des Chagos pour créer le British Indian Ocean Territory (BIOT) et installer la base américaine de Diego Garcia ?
A Maurice, le Parti Travailliste – sous le leadership de Sir Seewoosagur Ramgoolam – opte formellement pour l’indépendance depuis 1959. A la conférence de 1965, la demande du Parti Travailliste est nette et claire. Le 20 septembre 1965, à la 13e session de la conférence présidée par Greenhood, Ramgoolam explique que :
“MLP claimed independence within the Commonwealth with a Constitution on the Westminster model and was prepared to offer safeguards to minorities which would not be incompatible with the sovereignty of Mauritius… Mauritius wished to assume full responsibility for her own affairs both internal and external. In a defense treaty with the U.K., Mauritius would share the responsibilities for her defense and fulfill her obligations arising from her strategic position in the Indian Ocean.”
Toutefois, il n’est pas contre le fait de mettre Diego Garcia à la disposition des Anglais, avec l’établissement d’un bail et d’une série des conditions dans l’intérêt des Mauriciens, tout en conservant la souveraineté de l’île. Mais ces conditions ne satisfont pas les Américains et ils poussent les Anglais à exciser Diego Garcia de force. Après l’échec des négociations des mandarins du Colonial Office, le Foreign Office a recours au Premier ministre de la Grande Bretagne pour forcer la main de Ramgoolam au moyen du chantage.
Quand Ramgoolam répond sur le vif au chantage en se référant à l’excision de Diego Garcia comme « a matter of detail », c’est qu’il ne veut pas que Diego Garcia soit utilisé pour retarder davantage l’Indépendance. C’est, à l’époque, la priorité des priorités. Pour SSR, il s’agit d’un exercice difficile et périlleux : retirer tous les avantages pour Maurice et, en même temps, refuser la négociation et l’excision de Diégo.
Dans une telle situation, Ramgoolam aurait pu refuser l’indépendance et l’excision de Diego. De toutes les façons, il est averti que Diego serait excisé avec ou sans son consentement… A ce moment précis, il fait le choix en faveur de l’indépendance et c’est un choix qu’il n’a jamais regretté.
En faisant ce choix, il n’a jamais renoncé à la souveraineté de Maurice sur l’archipel des Chagos. D’ailleurs, il obtient la garantie de préserver la souveraineté de Maurice. Mais il fait aussi ce choix parce qu’il ne peut pas compter sur d’autres partis politiques et aussi sur une grande partie de la population, pervertie par la propagande et des actions irréfléchies contre l’indépendance.
* Malgré le fait que SSR avait été qualifié de « Père de la Nation incomplète » en raison de l’excision de l’archipel des Chagos par la suite, il devait déclarer à la Commission d’enquête de 1982 – instituée par le gouvernement d’alors pour faire la lumière sur le rôle joué par SSR dans le démembrement du territoire mauricien – que si c’était à refaire, il aurait fait la même chose, c’est-à-dire il aurait privilégié l’indépendance du pays au dépens de Diego. Qu’en pensez-vous ?
SSR n’a jamais regretté d’avoir opté – à ce moment précis – pour l’indépendance au lieu de se prononcer fortement et rester intransigeant sur l’excision des îles Chagos. Il n’était pas opposé à l’idée de mettre Diego Garcia à disposition pour la défense de l’occident.
A Maurice, ses adversaires n’étaient pas contre l’idée de l’utilisation de Diego pour la défense de l’occident non plus. Paturau n’en était pas contre non plus. Mais l’Angleterre ne voulait pas négocier sur les îles Chagos. Point à la ligne.
Diego aurait pu être excisé tout en maintenant les Chagossiens sur les îles et ainsi éviter cette tragédie. Le déracinement a été un résultat inattendu et non souhaité de l’excision. Il a fallu se plier à cet inévitable déplacement lorsque les Américains ont insisté sur un transfert permanent de ces habitants de leurs îles à l’île Maurice. Il ne faut pas oublier qu’à ce moment précis de l’Histoire, l’île Maurice était à ses balbutiements en affaires étrangères et c’est le Gouverneur britannique qui contrôle toutes les affaires du pays. A ce moment-là, on ne savait pas que, sous l’influence des Américains, on avait l’intention de déporter tous les Chagossiens.
* “The best definition of politics is: who gets what?” dit-on. Tout le reste n’est que verbiage. Maurice a-t-elle réussi, à votre avis, son Indépendance ?
Maurice a eu son Indépendance. Ramgoolam a exploré toutes les possibilités de retenir Diego Garcia, quitte à la mettre à la disposition des Anglais et des Américains. L’excision de Diego Garcia a été imposée sur Ramgoolam. Et il ne pouvait pas faire autrement à moins de renoncer à l’Indépendance.
Certains pensent peut-être que Ramgoolam aurait dû renoncer à l’indépendance. Il ne l’a pas fait. Il a été réaliste et pragmatique. C’était, sans aucun doute, une certaine ambition légitime d’accéder à l’indépendance pour extraire le pays du sous-développement et donner la dignité aux Mauriciens et, par la suite, devenir Premier ministre. Les Mauriciens ont opté pour sa décision en votant pour l’Indépendance. C’est aussi un fait qu’il n’a jamais renoncé à la souveraineté de Maurice sur Diego.
Dans son draft document en date du 15 décembre 1965, le Secrétaire d’Etat aux colonies écrit au gouverneur :
“You will by now have received our telegram No313 and I hope Ramgoolam and his colleagues are satisfied with the assurance regarding the eventual return of the islands contained in paragraph 3 and the statement regarding mineral and oil deposited in paragraph 4. The draft Agreement with the US for the joint use of the islands will in the first instance run for fifty years and provides renewal thereafter for 20 year intervals. You will understand that it is quite impossible to envisage the situation we may all be at the end of fifty years, and in these circumstances we cannot be any more definite about returning the islands to Mauritius.
“Even in the short term there may be changes in policy, and you will be interested to learn that it now seems quite likely that there may be no early American requirement for facilities on Diego Garcia. Here again, however the situation is not clear and may change.”
Ce dernier paragraphe est biffé du texte final, ce qui prouve que, dans le contexte historique du moment, toutes les décisions avaient été prises dans une grande incertitude à partir des informations disponibles on the spot et qui étaient soit imprécises ou pas forcément définitives.
L’historien jouit du privilège de connaître beaucoup plus que les acteurs de l’époque eux-mêmes. Pour autant, il doit se garder de juger le passé avec les valeurs du présent. L’historien est « wiser after the event », ce qui fait dire à A.J.P. Taylor que si un historien se pose la question du comment et du pourquoi à propos d’un événement du passé, il tente de comprendre ce passé sans pour autant agir en tant que « judge or hanging Judge ».
* Published in print edition on 8 March 2013
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