Du budget, de crimes de guerre et de baleine morte
|By Jooneed Jeeroburkhan
Le faux débat budgétaire
Le (faux) débat sur le budget 2012 est enfin terminé, mais avant de tourner la page, deux ou trois observations s’imposent.
D’abord, je dis « faux débat » parce que les échanges sont restés foncièrement partisans, dérivant souvent vers des attaques personnelles de la part d’une opposition qui n’a qu’une obsession, accéder au pouvoir par des législatives anticipées.
Il faut dire que ce budget semblait faire largement consensus, tant il y en avait pour tous les goûts, tous les intérêts, et toutes les bourses. C’était d’ailleurs là son plus grand défaut.
Car le pays – comme tous les pays d’ailleurs, par les temps qui courent — a besoin de sérieux coups de barre pour l’accès à la terre et, pour nous de plus en plus, à la mer, pour l’accès aux ressources et aux marchés, pour l’accès à l’emploi sur la base du mérite, pour l’accès au mode de vie écologique et à la croissance durable sans lesquels l’avenir n’est plus envisageable.
Or, en satisfaisant à peu près tout le monde, le gouvernement a réitéré sa « vision », si l’on peut dire, de préserver le statu quo, avec toutes ses injustices et toutes ses inégalités ancrées dans notre société et dans notre quotidien. Son seul écart : poursuivre la fameuse « démocratisation de l’économie », cette fois par le biais de privatisations.
Cela a fait dire à Suren Appadoo de la SICMS (State Investment Corporation Management Services), « je ne suis ni pour ni contre (la) privatisation ». Il n’a pas ajouté « bien au contraire! », fort heureusement. Mais il a ajouté ceci : « la privatisation sera à l’avantage de tous les travailleurs, (de) la compagnie et (du) gouvernement. »
Il faut souligner que M. Appadoo s’occupe des casinos, dont le fonctionnement à perte a fourni au Président de la République, que l’envie de revenir sur le terrain semble démanger, l’occasion d’un superbe coup de menton.
Vishnu Jugdhurry, de la Telecommunications Workers’ Union, l’a bien contré, en soulignant qu’après 11 ans de « partenariat », France Telecom (FT), avec 40% des actions seulement, « a la mainmise » sur Mauritius Telecom (MT), et « la partie mauricienne se fait dicter au doigt et à l’œil ».
Il a rappelé que « la privatisation de différents secteurs », annoncée dans le budget 2012, avait des antécédents, car Vasant Bunwaree voulait, dès 1997, privatiser MT ainsi que le CEB et la CWA. M. Jugdhurry a d’ailleurs annoncé « un front commun » syndical pour « accentuer la pression » contre les privatisations prévues au budget 2012.
Pour que ce débat budgétaire fût réel et éclairant, il eut fallu que l’opposition confrontât à la « vision » du gouvernement une « vision » à elle, distincte, courageuse, pertinente pour notre pays et pour notre époque. À tout le moins, une certaine rupture avec le vieux train-train s’impose, qui aille dans le sens d’une plus grande justice sociale et d’une réglementation accrue des entreprises et des grosses fortunes privées par l’État.
C’eut été trop espérer. Car cette opposition n’a guère de « vision » distincte. Elle émarge en bonne partie aux mêmes fonds privés et occultes que les partis au pouvoir, et quand elle cherche à se distinguer en matière de budget, c’est uniquement en jouant sur le registre de la modulation, voire de la micro-modulation. Et c’est exactement ce qu’elle a fait.
Mais pour camoufler le tout, elle a remué beaucoup de poussière, et multiplié les piques, les défis, les menaces et les ultimatums. N’est-ce pas la même opposition MMM-MSM, alors au pouvoir, qui fit entrer FT à MT en 2000? N’est-ce pas le chef actuel du MSM qui présenta le budget 2011 du même gouvernement l’an dernier, dans un exercice de « consensus national » comparable à celui de cette année?
Dans une interview au Mauritius Times le 11 novembre, le Dr Ashok Kumar Aubeeluck, ancien directeur du budget au ministère des Finances, a soulevé davantage de questions vitales, concrètes, brûlantes et pertinentes, sur notre modèle économique et nos méthodes de gestion que tous les orateurs de l’opposition pendant 50 heures de débat! Idem pour les réflexions à Le Défi de Chandan Jankee, économiste, sur la question du transport.
Les orateurs de l’opposition, chassant en groupe, ont pris chacun un bout de la proie gouvernementale, souvent un tout petit bout, pour mordiller, exploitant l’actualité pour marquer des points faciles. Certains, voulant s’élever, ont parlé de « crise ramgoolamienne », avant d’insinuer, extra muros, qu’il y a peut-être « crise bérengérienne » au sein du MMM, d’autres ont vu une « fin du cycle Ramgoolam » tout en s’imaginant bientôt « recyclés » de père en fils!
Cela aura permis en tout cas aux confrères et aux consoeurs de noircir les pages des journaux et de meubler le temps d’antenne à la radio et à la télévision.
* * *
Juvénal et la Baleine d’Albion
« Cadavre d’une baleine à Albion – Un comité interministériel se réunit ce jeudi. » La lecture de ce titre la semaine dernière dans l’un de nos quotidiens en ligne m’a aussitôt rappelé la 4e Satire de Juvénal ou l’Histoire du Turbot.
C’est l’histoire d’un pêcheur qui prend un si gros poisson en mer Adriatique qu’il n’a qu’un seul réflexe : l’offrir en cadeau à l’empereur Domitien.
C’est pour lui une question de vie ou de mort, car consommer ce poisson ou le vendre risque de lui attirer les pires ennuis. Les plages pullulent de délateurs, qui sont même capables de l’accuser de l’avoir volé dans un barachois impérial.
De toute façon, écrit Juvénal (traduit en français) :
« Tout ce que l’Océan renferme dans son sein
De plus beau, de plus rare, en quelque endroit qu’il nage,
Est au fisc, de plein droit, dévolu sans partage.
A qui contre le fisc iriez-vous recourir? »
Apte citation alors Maurice était suspendu au débat budgétaire !
Alors, voilà notre pêcheur fonçant jusqu’à Rome dans une charrette chargée du monstrueux turbot qu’il vient offrir à l’empereur, avec pleines flatteries :
« Prince, agréez l’hommage
D’un poisson par les dieux réservé pour votre âge,
Et que, débarrassé de tout autre fardeau,
Votre estomac sacré lui serve de tombeau.
Trop rare, trop exquis pour un foyer vulgaire,
Il n’était destiné qu’au maître de la terre,
Et du ciel aujourd’hui remplissant les décrets,
Il s’est jeté lui-même en mes heureux filets. »
Domitien en est fort aise, mais il a un souci : il n’y a pas de récipient assez gros à Rome pour cuire un si gros poisson sans le dépecer. Alors, en pleine nuit, il convoque les sénateurs – qui s’y traînent à contrecœur, redoutant le pire. Mais ils sont vite soulagés en apprenant la raison de cette soudaine convocation nocturne.
Chacun y va de ses conseils et de ses laïus, l’un lisant même sur la carcasse du mastodonte écaillé les signes d’une prochaine victoire de César ! Mais c’est Montane qui remporte la palme : que les potiers fabriquent sur le champ un récipient assez grand pour accommoder la cuisson du monstre.
« Qu’avec zèle plutôt on se mette à l’ouvrage,
Et que, pour l’enfermer dans ses minces parois,
Un immense bassin se creuse à votre voix:
C’est ici qu’il nous faut un nouveau Prométhée.
La roue est-elle prête, et l’argile apportée?
Mais ordonnez, seigneur et que de nos Césars,
Des potiers désormais suivent les étendards.
Il dit: et cet avis, digne du personnage,
De l’auguste assemblée entraîne le suffrage ».
Ainsi donc est mis sur pied un comité interministériel pour se débarrasser d’une carcasse en décomposition dont la présence risque d’attirer des requins dans le lagon d’Albion.
Me souvenant des images télévisées de nos braves ministres chassant le chikungunya en 2005, je les imaginais désormais en hommes-grenouilles et scaphandriers s’affairant à déloger la carcasse du monstre des rochers et à la piloter vers une sépulture marine digne de Paul Valéry.
Il n’en fut rien, hélas ! Les images figées de nos journaux en ligne montraient plusieurs gaillards de nos Forces spéciales, secondés par autant de badauds, surveillant deux ou trois braves, pieds dans l’eau, qui n’arrivaient même pas à recouvrir l’énorme cadavre, nauséabond, d’un filet synthétique pour le remorquer au large.
« ALBION: Plusieurs tentatives infructueuses de remorquage de la baleine », titrait par la suite un quotidien de l’après-midi, parlant de 72 heures d’efforts – 22 heures de plus que le débat budgétaire ! Heureux dénouement : un remorqueur de l’Autorité portuaire a enfin réussi à tirer la bête vers le large, le lendemain.
Cet incident n’inspire pas les meilleurs espoirs pour notre avenir comme nation vouée à un destin océanique, sur un archipel doté de 2 millions de km2 de Zone économique exclusive. Mais d’ici la maîtrise de l’efficacité, tout apprentissage est bon. Pour les forces spéciales comme pour les ministres.
Il reste maintenant à déloger l’autre baleine, le cargo panaméen Angel-1, échoué lui depuis 3 mois sur les brisants de Poudre d’Or. Est-ce un comité interministériel qui a décidé d’offrir une partie de la cargaison de riz jasmin en sacrifice à Poséidon/Neptune pour qu’il daigne permettre le renflouage du navire ? Sur 33 000 tonnes, nous dit-on, près de 10 000 tonnes ont été enlevées « et une bonne partie (estimée à Rs14,2 millions) jetée à la mer ».
Ici, nous avons l’aide d’étrangers rompus à ce genre d’exercice : des Grecs.
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Bush et Blair jugés coupables à Kuala Lumpur
Un tribunal siégeant à Kuala Lumpur, capitale de la Malaisie, a statué cette semaine, après quatre jours de délibérations, que l’ancien président US George W. Bush et l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair étaient coupables de crimes de guerre pour la préparation et l’exécution de l’invasion et de l’occupation de l’Irak en 2003.
Le procès et la sentence sont certes symboliques, mais l’exercice témoigne de l’intervention de la conscience humaine autour de la planète, et du pouvoir déclinant de l’Occident qui peut de moins en moins se draper d’impunité tout en jouant à la police, à la poursuite, au juge, au jury et au bourreau vis-à-vis des autres.
« Les deux accusés ont été jugés coupables de crimes contre la paix selon les normes établies au procès des criminels de guerre nazis à Nuremberg », a déclaré Francis Boyle, professeur et praticien de droit international aux États-Unis, qui faisait partie de l’équipe chargée de la poursuite.
« Déclencher une guerre d’agression… c’est le crime international suprême, ne différant des autres crimes de guerre que du fait qu’il les contient tous », avait relevé le Tribunal de Nuremberg.
« Le jugement sera transmis à la Cour pénale internationale et à tous les pays signataires du Traité de Rome fondant la CPI pour qu’ils sachent qu’ils ont la responsabilité d’arrêter et de juger ces deux hommes si jamais ils se trouvent sur leur territoire », a renchéri le Malaisien Gurdial Singh Nijar, professeur de droit et auteur prolifique, qui était le procureur en chef au procès.
Bush et Blair avaient été assignés à comparaître, et bien sûr ils n’y ont même pas répondu. N’empêche, la Commission de Kuala Lumpur sur les crimes de guerre, qui diligente ce dossier depuis qu’elle a été saisie de deux plaintes en 2009, a poursuivi son travail sans désemparer.
Les plaignants étaient Leuren Kent Moret, experte états-unienne en géoscience, climatologie et uranium usé, qui est intervenue au nom de victimes irakiennes, et Peter Eyre, un ancien officier des Renseignements de la Marine britannique et de l’OTAN, qui est intervenu lui aussi au nom de victimes irakiennes. Les deux ont accusé Bush, Blair et leurs collaborateurs immédiats de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide.
La Commission a examiné la volumineuse documentation soumise par les experts et entendu de nombreux témoins, dont une Irakienne utilisée comme bouclier humain sur un hélicoptère états-unien, un homme détenu pendant six ans à la prison de Guantanamo sur une erreur d’identité, et un Irakien obligé d’avouer être un terroriste sous peine que sa femme, détenue dans la cellule voisine à la prison d’Abou Ghreib, ne soit tuée.
Invité à se prononcer, le tribunal a jugé que les plaintes étaient recevables, en vertu de la Charte de la Commission, de multiples résolutions et chartes de l’ONU, du Traité de Rome créant la CPI, et des exemples du Tribunal Russell sur la guerre du Vietnam, du Tribunal d’Istanbul sur la guerre d’Irak, et du Tribunal de Tokyo sur la guerre afghane.
Les travaux de cette semaine constituaient la phase finale de l’affaire, représentant le procès lui-même. Le panel comprenait sept juges, mais deux d’entre eux se sont récusés : l’un, la juge Niloufer Bhagwat, de Bombay, parce que la défense, représentée par quatre avocats à titre d’amici curiae, a noté qu’elle avait agi comme juge au Tribunal de Tokyo; l’autre, le juge malaisien Dato Zakaria Yatim, s’est retiré pour cause de maladie.
L’affaire a donc été entendue par un quorum de cinq juges, avec le Malaisien Dato Abdul Kadir Sulaiman comme président, et incluant un juge états-unien, Alfred Lambremont Webre, avocat de Washington, DC, spécialiste du droit spatial et écologiste. Le panel comprenait une femme, Tunku Sofiah Jewa.
Le Tribunal de Kuala Lumpur suit les « initiatives qui s’ajoutent à l’expérience du Tribunal Russell pour démontrer que les efforts des sociétés visant à soumettre à une justice symbolique des criminels de guerre en cavale reflètent la demande croissante dans le monde que la vraie démocratie soit soutenue par un règne du droit auquel puissants et riches ne peuvent échapper », écrit le professeur Richard Falk, de Princeton, dans un plaidoyer posté sur le site d’Al Jazeera.
Pour souligner que la démarche de Kuala Lumpur est plus que symbolique, Amnesty International a demandé au Canada le mois dernier d’arrêter George W. Bush pour tortures dans des prisons secrètes lorsqu’il est venu en Colombie-Britannique s’adresser à une conférence, pour un honoraire de $200 000. Le Canada y est tenu par la doctrine d’universalité du droit international public et comme signataire de la Convention de l’ONU contre la torture.
Bien sûr, pour des raisons politiques, le gouvernement Harper n’a rien fait. Mais les pressions montent pour que les États agissent, et le gouvernement Cameron a dû légiférer récemment pour que des dirigeants israéliens puissent visiter le Royaume-Uni sans crainte d’être arrêtés et jugés pour crimes contre l’humanité.
* Published in print edition on 25 November 2011
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