La carotte électorale du boni de 14e mois

Analyse

Elections générales

Les nouvelles promesses électorales creusent un déficit de Rs 106,4 milliards pour 2024-25, et même Rs 100 milliards de Diego Garcia ne suffiraient pas à combler ce trou

By Prakash Neerohoo

L’Alliance Lepep (gouvernementale) joue son va-tout en vue des élections générales du 10 novembre. Elle ne lésine pas sur les moyens de séduire les différents segments de l’électorat (jeunes, retraités, femmes, employés) en leur faisant miroiter des carottes électorales. Elle a joué ses dernières cartes la semaine dernière en annonçant trois nouvelles promesses :

(a) le paiement d’un boni de 14e mois en décembre 2024 aux employés des secteurs public et privé ainsi qu’aux bénéficiaires de prestations sociales ;

(b) la baisse du taux de la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) de 15% à 10% sur certains produits essentiels ; et

(c) une allocation de Rs 2 000 pour la femme au foyer.


Pour ne pas se laisser devancer, l’Alliance du Changement (Opposition) a annoncé cette semaine qu’elle accorderait le boni de 14e mois en cas de victoire aux élections générales.

Ces trois dernières promesses de l’Alliance Lepep s’ajoutent à une liste de six promesses monétaires qu’elle avait annoncées auparavant, notamment :

  1. l’accès gratuit à l’Internet pour les jeunes de 18-25 ans, ce qui est déjà en vigueur ;
  2. la pension de vieillesse de Rs 20 000 par mois, à payer lors d’un prochain mandat (2025-2029) ;
  3. la gratuité des médicaments achetés dans les pharmacies privées pour tous les Mauriciens ;
  4. le prêt hypothécaire sans intérêt pour les jeunes de 18-35 ans pour l’achat ou la construction d’une maison ;
  5. une allocation de Rs 5 000 pour chaque enfant de 0-18 ans dans une famille ; et
  6. la suppression de la redevance de télévision de Rs 150 par mois.

Nouvelles promesses

Dans une analyse intitulée « L’illusion monétaire des promesses mirobolantes », parue dans notre édition du 25 octobre 2024, nous avons estimé que les six premières promesses coûteraient Rs 43 milliards durant la première année du mandat 2025-2029 si elles devaient être réalisées par un prochain gouvernement de l’Alliance Lepep. Avec les trois nouvelles promesses, il y a donc neuf promesses à financer, dont une en 2024 (le boni de 14e mois) et huit en 2025, ce qui pousserait la facture totale à Rs 53,4 milliards (voir le tableau 1).

Le coût des trois dernières promesses est estimé selon les hypothèses suivantes :

  1. Le boni de 14e mois coûtera Rs 3, 2 milliards dans la fonction publique (gouvernement central) sur la base d’une extrapolation à partir du budget salarial de Rs 42 milliards pour 2024-25. Evidemment les corps paraétatiques, les collectivités locales et les entreprises d’Etat auront la même charge financière supplémentaire.
  2. Le boni de 14e mois sera aussi accordé aux pensionnés de 60 ans et plus ainsi qu’aux bénéficiaires de la pension d’invalidité, d’orphelin et de veuve. Pour 310 643 bénéficiaires, le boni de 14e mois coûtera Rs 4,9 milliards.
  3. L’allocation de Rs 2 000 par mois à la femme au foyer sera accordée à 50,000 femmes à partir de janvier 2025.
  4. La baisse de la TVA de 15% à 10% pour une liste de produits essentiels, laquelle n’est pas définie encore, pour alléger la cherté du coût de la vie sera appliquée à partir de janvier 2025.

Baisse de la TVA

La baisse de la TVA causerait un manque à gagner de Rs 1 milliard au moins en recettes fiscales indirectes. Les recettes de la TVA étaient estimées à Rs 65 milliards dans le budget 2024-25, en juin dernier.  Certains produits essentiels sont déjà non-taxables avec un taux zéro de TVA sous l’Annexe 5 de la loi sur la TVA, notamment les produits de base comme le riz, la farine, les huiles comestibles, le lait, le sucre, le thé, le poulet, la viande, etc. Les produits qui seraient éventuellement exemptés de la TVA seraient sans doute des produits non-comestibles de première nécessité tels que les vêtements et les chaussures. 

La baisse de la TVA serait une mesure universelle (pour les riches et les pauvres). Un ciblage de cette mesure en faveur des familles à bas revenu serait plus approprié, comme c’est le cas dans certains pays. Par exemple, au Canada, le gouvernement fédéral accorde un remboursement de la TVA de 13% sous forme d’un crédit de taxe (Goods and Services Tax Credit) aux familles à bas revenu. Le montant du remboursement de la TVA est de $519 (Rs 17 746) en 2024-25 pour un individu célibataire et de $680 (Rs 23 120) pour un couple.

Boni de 14e mois

Le boni de 14e mois est promis pour fin 2024 et serait maintenu dans les années à venir selon la situation économique du pays. Cette mesure aurait un impact financier significatif en 2024 si elle devait être imposée sur tous les employeurs du secteur public et du secteur privé. Le secteur public peut se permettre le luxe d’accroître son budget salarial en finançant son déficit budgétaire annuel par l’endettement (encore que la dette nationale s’approche de 100% du PIB) ou une augmentation éventuelle des taxes (directes et indirectes). Or, le secteur privé ne peut pas avoir recours au financement déficitaire.

A l’exception de grandes sociétés qui ont un bilan financier positif, le secteur privé en général rencontrera des difficultés à soutenir des charges salariales plus élevées en 2024. Les grandes sociétés rentables pourraient absorber la charge salariale supplémentaire, ce qui diminuerait leurs bénéfices assujettis à l’impôt des sociétés de 15% (3% pour les sociétés d’exportation et les sociétés offshore). En revanche, les petites et moyennes entreprises (PME) font face déjà à des problèmes de trésorerie découlant de la hausse des coûts de production, et ce, due à l’inflation galopante et aux taux d’intérêt élevés sur les emprunts bancaires. Le gouvernement sortant a promis des prêts sans intérêt aux PME ainsi qu’une assistance financière pour payer le 14e mois de salaire. Sans cette assistance financière, les PME n’auraient d’autre choix que de réduire leur personnel car elles ne peuvent majorer leurs prix de vente pour couvrir leurs coûts d’exploitation sans rendre leurs produits moins compétitifs sur le marché.

Cette assistance financière aux employeurs viendrait du fonds de la CSG (Contribution Sociale Généralisée), qui est une taxe sur les salaires dans le secteur privé visant à lever des fonds pour le paiement de la pension de retraite aux employés de ce secteur. Etant donné que les contributions de la CSG sont versées dans la caisse de l’Etat, et non pas dans un fonds de pension, le gouvernement sortant a utilisé le fonds de la CSG pour payer un supplément de revenu aux travailleurs du secteur privé (Rs 1 500 à Rs 3 000 aux salariés touchant entre Rs 20 000 et Rs 50 000 par mois) et certaines allocations sociales (par exemple, l’allocation de Rs 2 500 aux enfants de 0-3 ans).

CSG épuisée

Depuis sa création en 2020, le fonds de la CSG a été épuisé chaque année du fait de son utilisation pour le paiement d’allocations sociales autres que la pension de retraite. Le fonds de la CSG a augmenté de Rs 5,3 milliards en 2020-21 à Rs 11,4 milliards en 2023-24 et Rs 13,8 milliards en 2024-25 (estimation). En utilisant le fonds de la CSG pour payer le 14e mois de salaire aux employés des PME, le gouvernement aurait recours à une astuce évidente : prendre de l’argent d’une poche des employés privés pour le remettre dans l’autre poche.

Au-delà de la question de financement, le concept du boni de 14e mois est lui-même mauvais en théorie comme dans la pratique. Il n‘y a aucun autre pays au monde qui paie un boni de fin d’année sans aucun rapport avec la productivité. Le boni de 13e mois est déjà un droit acquis sous la loi du travail à Maurice. Introduire un boni de 14e mois pour des raisons électoralistes fait fi de toute rationalité économique. C’est un moyen arbitraire de déterminer la politique salariale d’une entreprise sans commune mesure avec ses résultats financiers ou son chiffre d’affaires. C’est un interventionnisme d’Etat dans les règles de l’économie de marché, dont celle de l’équilibre entre les coûts d’exploitation et les revenus.

Toute majoration des charges salariales d’un employeur devrait être normalement le résultat du paiement d’une compensation de la hausse du coût de la vie et/ou du paiement d’un échelon supérieur dans la grille salariale d’un employé. Les gains de productivité devraient être normalement compensés par le paiement d’un boni de performance et/ou la participation des employés aux bénéfices de la société selon une formule donnée. Le boni de performance dépend de l’évaluation de la performance de l’employé selon des critères objectifs. Il constitue une incitation à mieux travailler.

La participation aux bénéfices est un moyen de compenser les employés pour leurs efforts et leur contribution aux résultats financiers de l’entreprise. Comme les actionnaires qui reçoivent un dividende pour leur contribution au capital, les employés participant aux bénéfices de la société deviennent une partie intéressée (“stakeholder”) de l’entreprise.

Le 14e mois de salaire requiert un règlement ou un amendement à la loi du travail pour devenir obligatoire. Si un tel règlement devait être promulgué, le patronat pourrait le contester en Cour suprême, ce qui rendrait le paiement du boni aléatoire.  Déjà, le patronat conteste le règlement portant sur le rajustement des salaires fondé sur la relativité salariale dans le secteur privé. Au lieu d’imposer un deuxième boni de fin d’année sans aucun rapport avec la productivité, la rentabilité de l’entreprise ou la compensation de la hausse du coût de la vie, le gouvernement serait mieux inspiré d’introduire le boni de performance dans le secteur public et laisser au secteur privé le choix d’intéresser le personnel aux bénéfices de la société.

Le paiement éventuel du 14e mois, en sus d’autres allocations sociales promises, injecterait beaucoup de milliards de roupies dans la masse monétaire en circulation en cette fin d’année, ce qui donnerait un coup de fouet à la consommation et à l’inflation. Déjà certains commerçants augmentent leurs prix de vente en anticipation des augmentations de salaires et de pensions. La spirale inflationniste des prix-salaires semble ne pas s’estomper.

En fin de compte, toutes les nouvelles promesses posent la question du financement. La facture de Rs 53,4 milliards pour l’Etat s’ajoute à un déficit budgétaire de Rs 63 milliards pour 2024-25, estimé en juin dernier. Il y aurait donc un trou béant de Rs 106,4 milliards à combler dans les finances publiques. Même si le pays devait recevoir un loyer de Rs 100 milliards ($2 milliards) de la location de Diego Garcia aux Américains, la somme ne suffirait pas pour combler le trou financier.


Mauritius Times ePaper Friday 8 November 2024

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