“L’alliance de l’opposition ne peut pas perdre, sur papier”
|Interview: Jean-Claude de l’Estrac
‘Faudra-t-il que cette alliance apparaisse aux électeurs comme une vraie force de renouveau et de changement. Ce n’est pas encore le cas’
* ‘Le Premier ministre n’est plus le maître des horloges. Désormais, ce sont les dispositions de la loi électorale qui s’imposent’
* ‘Je ne m’inscris pas du tout dans la perspective d’une élection partielle. L’enjeu ce sont les élections générales’
Jean Claude de l’Estrac a livré les résultats de ses études sur les élections de 1790 à 2024 lors d’une conférence récemment. Toutefois, il reconnaît que l’électorat est volatile et qu’il pourrait y avoir un écart certain entre la théorie et la pratique lors des élections. Autre sujet qui fait la une : la date des prochaines élections suite à l’épisode Hurdoyal, enveloppé dans un épais voile de mystère… D’une part, les péripéties tout comme les scandales se suivent dans le pays et, d’autre part, l’électorat ne voit pas de parti politique digne de ses votes. Ainsi, il semble que la tendance de “voter par défaut” ou de “voter utile” demeurera la norme lors des prochaines élections législatives.
Mauritius Times : Le Premier ministre voudra sans doute réunir les conditions propices pour que son parti ou son alliance puisse s’engager dans la bataille électorale avec confiance. Cependant, il semble avoir tiré une balle dans le pied avec la révocation de Vikram Hurdoyal, ce qui a poussé ce dernier à démissionner de l’Assemblée nationale. Pensez-vous que cette démission pourrait sensiblement influencer le calendrier électoral de Pravind Jugnauth?
Jean-Claude de l’Estrac : Forcément ! Le Premier ministre n’est plus le maître des horloges. Jusqu’à la démission de l’Assemblée législative de son ancien ministre, il avait le privilège légal de jouer avec le calendrier électoral. C’est ce qu’il faisait d’ailleurs. Désormais, ce sont les dispositions de la loi électorale qui s’imposent. Il est contraint par des dates butoir. Il est fort probable qu’il choisira de convoquer les législatives plutôt que de prendre le risque d’une partielle à quelques mois des élections générales. D’autant plus qu’en termes de délais légaux, le calendrier n’est pas vraiment bouleversé.
A partir du moment que le Speaker informe le Président officiellement de la vacance – il a quinze jours pour le faire à partir de la réception de la lettre de démission -, le Président dispose de 90 jours pour lancer le writ des élections. Le Nomination Day est fixé entre 15 et 60 jours après la publication du writ. L’élection est censée se tenir entre 15 et 90 jours après le Nomination Day, ce qui laisse au pouvoir, à partir de maintenant, 240 jours avant toute élection.
* Vous avez probablement entendu le ministre Lesjongard haranguant le leader du Parti Travailliste pour qu’il se présente à une éventuelle élection partielle dans la circonscription no. 10. Pensez-vous que Ramgoolam devrait relever ce défi au cas où cette partielle aurait lieu?
Il n’y aura pas de partielle. Lesjongard est un bluffeur. Il se fait fort de lancer un défi qu’il sait être académique.
* Se présenter comme candidat dans une élection partielle, à quelques semaines des élections générales, représente un “gamble” ou un pari extrêmement risqué pour Navin Ramgoolam. Cela l’exposerait, en tant que “principal challenger” de Pravind Jugnauth, à une évaluation précoce de son soutien populaire et de celui de son alliance avec le MMM et le PMSD…
C’est Pravind Jugnauth qui prendrait le plus gros risque dans une circonscription où la course reste très ouverte après le départ de celui qui était la locomotive électorale du MSM lors des dernières élections.
Je ne vois vraiment aucune raison pour laquelle il le ferait. Si, contre toute logique, Jugnauth va aux partielles, ce n’est pas lui, naturellement, qui choisira le candidat de l’opposition.
* Tout va sans doute changer en cas de défaite du candidat de l’un ou l’autre parti en cas d’élection partielle, et on assistera très probablement à un chamboulement au niveau de l’alliance PTr-MMM-PMSD ainsi qu’au sein de l’alliance dirigée par le MSM. Il sera nécessaire de réorganiser et de repartir sur de nouvelles bases, ce qui sera probablement plus aisé pour le MSM. Qu’en pensez-vous?
Je ne m’inscris pas du tout dans la perspective d’une élection partielle. L’enjeu, ce sont les élections générales. Et la question est celle de savoir si la démission d’un politicien de terrain, la locomotive électorale du MSM dans la circonscription aux dernières élections, est susceptible de modifier les rapports de force.
Tout dépendra de la position qu’il prendra. Peut-être qu’il se taira, nous ne savons rien des vraies raisons de sa révocation. On peut penser qu’elles sont sérieuses pour pousser le Premier ministre à prendre un tel risque à quelques mois des élections.
* Votre conférence sur les “Élections de 1790 à 2024” au Labourdonnais Waterfront Hotel, récemment, est arrivée au bon moment. Quels enseignements pouvons-nous tirer de votre analyse de ces élections?
J’ai identifié presque une dizaine de postulats qui me semblent souffrir d’aucune contestation :
1.L’ethnicité occupe depuis toujours une place primordiale dans la psychologie de l’électorat mauricien. Le vote politique et partisan existe mais il est secondaire. Les partis s’appuient d’abord sur un socle électoral ethniquement et historiquement homogène mais tous se positionnent en parti national.
- Dans le système de First Past the Post, la constitution d’alliance ou de coalition est impérative pour obtenir une majorité. Aucun parti n’a jamais obtenu seul la majorité absolue.
- Les alliances et les coalitions sont fragiles et durent rarement.
- Les renversements d’alliances sont courants parce qu’il n’y a pas de différences idéologiques ou programmatiques entre les principaux partis de gouvernement. Ils tiennent tous un discours de centre gauche dans l’opposition et gouvernent au centre droit.
- Les combinaisons mathématiques des électorats ne sont pas toujours pertinentes. Elles le sont quand elles produisent de la synergie à la base.
- Les enjeux de la bonne gouvernance ne passionnent pas tous les électeurs. Leur gagne-pain est leur principale préoccupation.
- Les partis politiques sont des organismes de longue durée, qui renaissent sans cesse de leurs cendres. Aucune force significative n’a émergé au cours des cinquante dernières années. Aucune n’est en passe d’avoir un impact aux prochaines élections.
- L’argent est devenu aujourd’hui un facteur discriminant des campagnes électorales.
- C’est la biologie, et non pas la politique, qui règle les questions de succession au sein des partis.
À partir de là, des enseignements pertinents peuvent être tirés des trois élections récentes.
Aux élections de 1995, perdues par Anerood Jugnauth, nous avons vu les limites de l’influence des organisations dites socio-culturelles. Les mots d’ordre de leurs dirigeants n’ont pas été suivis par leurs membres malgré l’appel désespéré de l’ancien Premier ministre.
Aux élections de 2014, nous avons vu les limites des mathématiques électorales, du type 40 + 40. Les additions électorales fonctionnent quand il y a une synergie à la base. Le MMM-MSM a bien fonctionné ; le MMM-Parti Travailliste, une fois oui, une fois non. Le MMM-PMSD, c’est une première, on peut penser qu’ils fusionneront leurs électorats.
Aux élections de 2019, nous avons vu la persistance du rôle de l’ethnicité dans le combat politique. Le vote partisan et politique existe, mais il est secondaire.
* Vous semble-t-il que l’ensemble de ces postulats, dont les combinaisons mathématiques des électorats, l’ethnicité, etc., seraient valables dans le cadre des prochaines élections générales?
Certainement. Mais pas exclusivement. D’autres facteurs auront également une influence lors des prochaines élections générales. Il y a l’usure du pouvoir, il y a la forte demande de renouveau exprimée, sondage après sondage, par les électeurs. Il y a le sentiment de peur et d’insécurité chez une bonne partie de la population, il y a les scandales, les accusations de corruption, le clanisme…
Faudra-t-il encore que l’alliance de l’opposition apparaisse aux électeurs comme une vraie force de renouveau et de changement. Ce n’est pas encore le cas. Ses leaders qui occupent la scène depuis si longtemps ne peuvent pas prétendre incarner le changement. Il faudrait beaucoup de sang neuf à tous les niveaux des appareils pour espérer séduire les électeurs qui disent vouloir un changement.
* Qu’en est-il du postulat selon lequel l’histoire se répète souvent à Maurice ? Des schémas ou des événements similaires sur le plan politique ont tendance à se reproduire au fil du temps dans le contexte mauricien. Si l’on vous disait que l’on se dirige vers un “repeat” de 2014, que répondriez-vous ?
Non. 2014 pour l’alliance parti Travailliste-MMM, c’était comment perdre une élection imperdable. Une campagne antithétique sur fond de réforme constitutionnelle.
Ramgoolam, pour rassurer ses partisans, expliquant qu’il va au Réduit, mais il garde un pied à l’hôtel du gouvernement. Bérenger expliquant aux militants qu’il a fait une alliance avec le parti Travailliste mais il sera le seul maître à bord. Une recette pour créer l’incompréhension.
* Vous disiez aussi que “c’est la biologie et non pas la politique qui règle les questions de succession au sein des partis”. Il est pratiquement impossible donc pour qu’un nouveau leader politique, homme ou femme, émerge d’ici les élections générales, comme le soutient Jocelyn Chan Low, afin de régler la question de succession au niveau de certains partis? Ça devra attendre…
C’est possible dans le cadre d’une transition. Un homme ou une femme, au fait des hommes et des femmes, tous nouveaux, pourraient émerger mais pas au sein d’une force nouvelle. C’est trop tard.
Mais c’est possible au sein de nos vieux partis dyalisés. Je pense même que cette opération est un impératif pour l’opposition faute de quoi ses chances de réussite seront problématiques.
* Vous disiez en guise de conclusion de votre intervention et à l’adresse de votre auditoire que “maintenant vous savez qui remportera les prochaines élections…”. Il nous semble que rien n’est moins sûr…
Au fait sur papier, l’alliance de l’opposition ne peut pas perdre.
Si le report des voix MMM aux dernières élections se fait systématiquement sur ses alliés Travaillistes et PMSD, l’opposition remporterait la majorité des circonscriptions, et ce, même avec 50% de report des voix.
Mais cela, c’est le papier et la théorie. Les électeurs sont capables de déjouer tous les pronostics.
Mauritius Times ePaper Friday 16 February 2024
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