Le modèle auto-centré est-il possible ?
|Développement économique
Par Aditya Narayan
Une des conséquences de la pandémie du coronavirus est la rupture des chaînes de valeur qui sous-tendent le commerce international. Du coup, bien des pays tributaires des fournisseurs extérieurs ont eu des difficultés d’approvisionnement en biens de consommation et biens de production.
Cette crise a provoqué une nouvelle réflexion sur le modèle de développement néolibéral et sur sa capacité à absorber les chocs exogènes. Faut-il diminuer la dépendance sur les marchés extérieurs dans certains domaines de l’approvisionnement stratégique (produits alimentaires et médicaments) ?
Telle est la question qui interpelle les responsables nationaux, confrontés aux défis que posent l’interruption des chaînes d’approvisionnement, avec pour conséquence, une pénurie d’articles, de longues files d’attente devant les supermarchés et le mercantilisme opportuniste de certains commerçants qui augmentent les prix pour tondre les consommateurs vulnérables.
Economie extravertie
Maurice a une économie extravertie qui est intégrée dans la mondialisation fondée sur l’interdépendance économique des nations. La théorie derrière la mondialisation est fondée sur deux principes:
(a) les pays se spécialisent dans la production des produits et des services pour lesquels ils ont des avantages comparés (théorie de Ricardo), et
(b) ils adhèrent à des règles qui leur permettent de faire des échanges commerciaux librement.
Maurice a suivi un modèle de croissance tiré par l’exportation afin d’obtenir les devises étrangères nécessaires au financement des importations. Ce modèle est fondé sur quatre pôles :
(a) l’industrie manufacturière d’exportation,
(b) l’industrie agricole d’exportation,
(c) le tourisme, et
(d) les services financiers offshore.
Au cours des dernières décennies, les exportations du pays ont suivi une courbe descendante (Rs 82 milliards en 2019 contre Rs 97 milliards en 2015) tandis que les importations ont suivi une courbe ascendante (Rs 200 milliards en 2019 contre Rs 168 milliards en 2015), fouettée par la surconsommation. Le ratio d’exportations nettes de produits et services en proportion du Produit Intérieur Brut a atteint un taux négatif de 15% en 2019, selon le rapport de la Banque de Maurice. Cela a engendré un déficit commercial chronique (Rs 124 milliards en 2019), lequel est financé par l’apport de capitaux extérieurs, dont l’investissement direct extérieur (IDE) dans le secteur immobilier (villas de luxe sur le littoral construits pour résidents étrangers).
Le pays finance donc son train de vie démesuré par la braderie de pans entiers du territoire national. L’industrie d’exportation s’essouffle sous l’effet de la perte de compétitivité face à des concurrents plus performants et avec la délocalisation d’usines textiles de Maurice à des pays à bas coûts de production (Bangladesh, Madagascar).
Une faiblesse de la mondialisation est que les grands pays, en temps de crise, se replient sur eux-mêmes dans un accès subit de protectionnisme, quitte à réduire leurs exportations (l’Inde cessant d’exporter certains médicaments, par exemple) et leurs importations (les Etats-Unis frappant les importations en provenance de la Chine de tarifs douaniers). La rupture des chaînes de valeur internationales a exposé la grande dépendance de certains pays, dont Maurice, sur les marchés extérieurs.
Modèle auto-centré
Dans les années 60-70, des théoriciens du développement alternatif préconisaient l’industrialisation par la substitution d’importations (complémentaire à l’industrialisation orientée vers l’exportation) pour les pays pauvres afin de réduire leur position dépendante dans l’économie mondiale comme producteurs périphériques de matières premières pour les pays riches au centre.
C’est Samir Amin, économiste égyptien, qui a mieux développé la théorie de la dépendance en proposant un développement auto-centré (self-reliance) autant que possible pour les pays périphériques (‘Le développment inégal’, 1976). Il postule que le développement auto-centré ne signifie pas l’autarcie mais plutôt le découplage (delinking) d’un pays du système mondial dans la mesure du possible en vue de mieux exploiter ses potentialités pour satisfaire les besoins locaux.
Pour sa part, René Dumont, agronome français, avait déjà sonné l’alerte (‘L’Afrique noire est mal partie’, 1962) au moment de la décolonisation africaine pour souligner que le continent noir s’y prenait mal pour assurer l’auto-suffisance alimentaire. Aujourd’hui, les travaux de ces deux penseurs ont une valeur prophétique et demeurent une référence dans l’analyse de la problématique du développement dans le Tiers-monde.
Toutes les recherches sur le développement alternatif se résument dans la conception alternative du développement proposée en 1975 par la Dag Hammarskjold Foundation (‘What Now ? Another Development’). Ce concept est:
(a) Orienté vers les besoins (matériels et non-matériels),
(b) Endogène (venant de l’intérieur de la société),
(c) Auto-centré (en termes de ressources humaines, naturelles et culturelles),
(d) Durable sur le plan écologique, et
(e) Fondé sur les transformations structurelles (de l’économie, de la société, du rapport hommes-femmes et des rapports de pouvoir).
Opportunité de réforme
Chaque crise offre l’opportunité de réviser le système en place afin de déterminer s’il est efficient et durable à long terme. Un modèle de développement auto-centré a objectivement des limites dans un pays dépourvu de ressources naturelles.
Toutefois, on ne peut plus retarder le développement durable si l’on veut assurer un niveau soutenable de sécurité alimentaire et de sécurité énergétique au pays tout en conciliant les besoins du développement et la nécessité de préserver les écosystèmes naturels dans le combat contre le changement climatique.
A cette fin, l’industrialisation par la substitution d’importations est un passage obligé. Si 50 ans après l’indépendance, le ratio d’autosuffisance alimentaire est moins de 30% dans le pays, c’est un constat d’échec de toute la stratégie de production.
Plus que jamais, la réforme agraire s’impose afin de libérer aux fins de production alimentaire des terres qui autrement serviraient à aménager des agglomérations. Le secteur agricole a connu une régression sévère avec la perte de l’accès garanti au marché européen pour le sucre, mais il a des potentialités qui doivent être exploitées. Il convient de donner un coup d’arrêt à la conversion de terres agricoles en morcellements immobiliers et de plafonner la construction d’hôtels et de villas de luxe du type IRS/RES, lesquels enlèvent des surfaces substantielles à l’exploitation alternative.
Faute de perspectives d’exportation, l’industrie sucrière ne produit pas plus de 320,000 tonnes de sucre par an et préfère faire du développement immobilier qui garantit un meilleur rendement sur le capital investi. La capacité du secteur cannier devrait être exploitée ou optimisée en termes de production d’électricité à partir de la bagasse (autant pour la sécurité énergétique), d’ethanol comme supplément à l’essence (un ratio ethanol/essence de 10%/90% est faisable), d’alcools divers et de sucres spéciaux. Les terres inexploitables pour la canne, le thé et les fruits devraient être converties aux cultures vivrières et aux pâturages pour l’élevage. Si l’Etat devrait réquisitionner des terres privées aux fins de production alimentaire, comme le propose Lalit, qu’il le fasse dans l’intérêt supérieur de la nation.
Si le Gouvernement a pu nationaliser les avoirs de l’ex-BAI, il n’y aucune raison pour lui de ne pas pouvoir engager les établissements sucriers dans un effort national de production alimentaire. Ces derniers peuvent soit s’adonner aux cultures vivrières, soit louer des terres à bas prix aux planteurs et métayers.
Le développement durable viserait aussi à exploiter davantage les sources d’énergie alternatives (solaire et éolienne) et à démarrer enfin l’économie bleue avec une industrie de la pêche digne de nom. Pour un million d’habitants, Maurice a un vaste territoire – composé d’îles et d’une zone marine – qui est sous-exploité.
* Published in print edition on 14 April 2020
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