“Le programme gouvernemental peut être un ciment pour les composantes de l’alliance”
|Interview: Jocelyn Chan Low
‘On les voit mal s’entredéchirer pour des peccadilles’
* ‘Pour Paul Bérenger, l’enjeu est de marquer l’Histoire en bâtisseur, tandis que Navin Ramgoolam cherchera à présenter le travaillisme comme une force de modernité’
* ‘Le MSM est en très mauvaise posture car il est essentiellement un parti familial et dynastique, qui tourne autour de son leader’
Depuis les dernières élections générales, le paysage politique mauricien a connu un profond bouleversement, marqué par un rejet massif de l’ancien régime et une aspiration au changement. L’Alliance du Changement, portée au pouvoir avec une majorité confortable, se retrouve aujourd’hui face à de nombreuses attentes et défis. Si certaines initiatives, comme la publication du rapport sur l’état de l’économie, ont été saluées, d’autres promesses électorales peinent encore à se concrétiser, suscitant un début de mécontentement dans certains milieux.
Dans ce contexte, Jocelyn Chan Low, historien et analyste politique, nous livre son évaluation des premiers mois du Gouvernement et de ses perspectives futures. Il aborde également les dynamiques de l’opposition, l’éventualité d’une troisième force politique, ainsi que les implications des évolutions géopolitiques internationales sur la République de Maurice.
Mauritius Times : Quelle est votre évaluation de la performance du Gouvernement nouvellement élu depuis les dernières élections générales ? Quels ont été, selon vous, ses points forts et ses faiblesses jusqu’à présent ?
Jocelyn Chan Low : L’évaluation de la performance de tout gouvernement dépend des critères utilisés. Dans le cas actuel, il faut sans doute se référer aux attentes légitimes de l’électorat qui l’a porté au pouvoir à travers un score sans appel de 60-0.
Et ce vote était surtout un vote sanction contre les pratiques jugées anti-démocratiques et mafieuses de l’ancien régime, notamment en termes de mainmise et de manipulation des institutions pour persécuter les opposants politiques, de corruption et de fraude à grande échelle, du pourrissement du problème de Law and Order, de la prolifération de la drogue et de la vie chère que les différentes allocations ne pouvaient atténuer, de manque de transparence et de méritocratie dans les nominations, de la politique de petits copains, etc., comme confirmées par les “Moustass Leaks”.
On comprend alors l’impatience d’une bonne partie de l’électorat à voir les responsables de ces abus et maldonnes jetés en prison. A son grand crédit, le présent régime, tout en écartant toute politique de vengeance, a bien précisé que les coupables seront traduits en justice une fois les preuves réunies, et ce, dans le strict respect des institutions.
Mais en ce qu’il s’agit de certaines promesses électorales, notamment l’octroi d’un 14eme mois à tous, la baisse du prix de l’essence, des actions concrètes contre la vie chère, etc., la déception est palpable. Le point fort des 100 premiers jours été la publication du rapport sur le ‘State of the Economy’ qui dépeint une situation critique de certains fondamentaux de l’économie mauricienne, jusque-là ignorée de la population mauricienne en raison des chiffres officiels erronés. Ainsi les finances publiques ne peuvent se permettre d’autres largesses.
Il faut préciser que nous ne sommes pas en crise économique comme certains le font croire. Il y a de nombreux secteurs qui se portent très bien, certaines grandes compagnies affichent des milliards de profits et on s’apprête à importer de la main-d’œuvre étrangère…
Mais l’offensive du Gouvernement sur le sujet a pour but de faire comprendre qu’il est hors de question d’étendre davantage le Welfare state. Il ne faut pas oublier que l’ancien gouvernement ne disposait que d’une base électorale de 37% des électeurs et, de ce fait, il était condamné à prendre des mesures dites “la bouche doux” pour accroître sa popularité. En revanche, un gouvernement disposant du soutien de plus de 70% de l’électorat peut bien se passer de mesures populistes…
Cependant, malgré tout, il y a des lenteurs dans l’exécution de projets essentiels. Le problème de la drogue, notamment de la consommation de la drogue synthétique, ne fait qu’empirer. Et, dans nombreux secteurs, le changement n’est guère visible, tout au moins jusqu’à maintenant.
* Un mécontentement commence déjà à émerger dans certains milieux —principalement alimenté par ceux qui espèrent eux-mêmes des nominations — concernant à la fois le retard dans les désignations aux postes clés et les inquiétudes liées aux noms qui circulent ou qui sont pressentis pour ces fonctions. Comment percevez-vous cette situation ?
A première vue, il semblerait que l’Alliance du Changement n’a guère préparé d’avance son accession au pouvoir. Cela s’est reflété dans la lenteur incroyable dans la constitution d’un gouvernement suscitant, en fin de compte, l’expulsion d’un député d’un parti de l’alliance au cours des 100 premiers jours du Gouvernement. Du jamais vu !
Il est vrai que les candidats à des postes de responsabilités, à la fois au Gouvernement et dans les institutions clés, sont nombreux et des promesses ont sans doute été faites à de trop nombreuses personnes. Il faut aussi compter sur les lobbies de toutes sortes qui s’activent dans les coulisses, et la nécessité de consensus et de give and take au sein d’une alliance. Toutes ces données peuvent expliquer la lenteur dans les nominations.
* Le retard dans les nominations est-il aussi dû à une trop grande concentration des pouvoirs entre les mains du Premier ministre ? Ou est-il justifié de prendre son temps, compte tenu du bilan négatif des nominations politiques sous le régime précédent ?
La concentration des pouvoirs entre les mains d’un Premier ministre ne date pas d’aujourd’hui, et cela n’a pas empêché la prise de décisions rapides. Peut-être que le nouveau régime veut éviter des erreurs et veut absolument nommer the right person in the right place. Et il ne faut pas oublier la nécessité que les leaders de l’alliance soient consultés.
Mais puisque retard il y a, on aurait pu déjà respecter un engagement électoral et nommer une commission qui aurait comme mission d’avaliser les nominations selon les critères de méritocratie. C’est ainsi que certains internautes n’hésitent pas à critiquer ce qu’ils perçoivent comme un retour de petits copains – surtout ceux de l’ancienne génération.
* Au-delà des critiques exprimées dans certains milieux concernant le retard dans les nominations clés, l’Alliance du Changement avait promis une rupture claire avec les pratiques et les politiques du passé. Pourtant, un retard dans le changement semble évident. Cela signifie-t-il simplement que des réformes profondes et significatives demandent du temps ?
Le changement se prépare bien avant les élections et nécessite aussi une feuille de route au préalable pour le mettre en pratique. Prenez le cas du Président Donald Trump qui, dès les premiers jours, a signé plus d’une centaine d’executive orders et s’attèle depuis à mettre en pratique son programme électoral le plus rapidement possible.
Dans le cas du présent régime, il y a sans doute le rôle de puissants lobbies et de special interests. Il ne faut pas se leurrer. Trop souvent, le Parlement ne fait qu’avaliser les décisions prises à travers des consultations officieuses avec des lobbies de toutes sortes, Maurice étant un pays très complexe.
* Concernant les propositions énoncées dans le Programme gouvernemental, celles-ci sont très ambitieuses. La question essentielle est de savoir si elles sont réellement réalisables en l’espace d’un seul mandat de cinq ans, étant donné qu’un programme aussi vaste nécessiterait probablement au moins une décennie pour être mis en œuvre. Qu’en pensez-vous ?
Le mérite du Gouvernement a été effectivement de présenter un programme ambitieux et cohérent qui pourrait propulser l’île Maurice dans la modernité du 21eme siècle. Mais il manque à la fois une feuille de route et une estimation budgétaire pour sa mise en pratique.
A voir de plus près, il y a quand même pas mal de déjà vu dans certains projets comme l’économie bleu ou l’International Education hub. Ils ont figuré dans des programmes gouvernementaux du passé mais si peu a été accompli depuis. Nous ne pouvons qu’espérer que cette fois-ci, ces projets seront concrétisés.
Une bonne partie du programme est dédiée à la réforme constitutionnelle vers plus de démocratie et de bonne gouvernance. La modernisation de notre système politique est vraiment essentielle pour éviter les dérives que nous avons tous constatées ces dernières années. On ne peut que souhaiter que la volonté de réforme triomphe sur le conservatisme inné de certains !
* Mais pour qu’un tel programme soit mis en œuvre avec succès, le leadership politique au sein de l’alliance gouvernementale doit regarder dans la même direction et rester uni. Les partis de l’Alliance du Changement ont-ils réellement le choix, ou sont-ils inévitablement contraints de bâtir une alliance efficace et durable – soit ils nagent ensemble, ou ils coulent ensemble ?
C’est une vérité que l’alliance du changement est assez disparate dans sa composition. Par exemple, Rezistans ek Alternativ a toujours été beaucoup plus radical que le MMM dans sa critique du capitalisme.
Mais la durabilité de ce Gouvernement repose d’abord sur des facteurs structurels. Avec le résultat de 60-0, le Dr Navin Ramgoolam dispose d’une majorité pour gouverner. En outre, en expulsant Franco Quirin, le MMM s’est affaibli numériquement au Parlement. Il faut ajouter à cela que le MMM a été hors du pouvoir depuis près de 20 ans alors que la traversée du désert pour le PTr a duré une dizaine d’années. On les voit mal s’entredéchirer pour des peccadilles. Ensuite, le programme gouvernemental peut être un ciment pour les composantes de l’alliance.
* Étant donné qu’il pourrait s’agir de la dernière occasion pour les leaders du PTr et du MMM d’exercer le pouvoir, ils devraient sérieusement réfléchir à l’héritage qu’ils souhaitent laisser derrière eux. Quel type de legacy peut-on attendre de ces deux figures qui ont dominé la politique mauricienne pendant des décennies ?
Pour Paul Bérenger, la priorité serait sans doute de sortir de l’Histoire en tant que bâtisseur car sa carrière s’est jouée le plus souvent dans l’opposition.
Quant à Navin Ramgoolam, il va sans doute tenter de faire oublier les erreurs de 2005 à 2014 et il tentera de projeter le travaillisme comme une force de modernité.
Ainsi, nous pourrions nous attendre à des réformes ambitieuses à la fois au niveau de la constitution et de l’économie pour relever les défis du 21eme siècle.
* Leur héritage devrait-il également inclure une transition structurée au sein de leur parti respectif — que ce soit en termes de démocratisation, de renouvellement du leadership ou de réformes internes ? Ou vaudrait-il mieux laisser le temps dicter naturellement ces changements ?
Évidemment, il est grand temps de moderniser les partis politiques traditionnels. Les récents sondages ont démontré l’inadéquation entre l’offre politique et les attentes de l’électorat.
Cependant, il est un fait qu’une fois au pouvoir, les leaders des partis ont tendance à délaisser les activités des partis alors que les activistes sont cooptés d’une manière ou d’une autre dans la machine administrative.
Ce qui pourrait changer la donne, ce sont les réformes à venir quant au financement des partis et le nouveau cadre légal sur les partis politiques qui y sera attaché.
Est-ce que cela mettra fin au style de parti politique patrimonial ou à la propriété d’une personne comme nous le connaissons aujourd’hui ? Attendons voir.
* Qu’en est-il de l’Opposition ? Il reste à voir si Pravind Jugnauth et plusieurs de ses principaux lieutenants sortiront indemnes des défis juridiques auxquels ils risquent d’être confrontés prochainement. Dans ce contexte, quelles sont les chances du MSM de se repositionner comme un sérieux concurrent face au PTr et au MMM ?
Le MSM est en très mauvaise posture car il est essentiellement un parti familial et dynastique, qui tourne autour de son leader. Or les ‘Moustass Leaks’ ont porté un coup fatal à la crédibilité de Pravind Jugnauth, en le montrant comme l’outil de “La Kwizinn” et de son épouse.
Ensuite, l’affairisme dont le MSM a toujours été accusé refait surface avec l’accusation de blanchiment d’argent portée contre lui. D’autres membres de son entourage et du parti pourraient également faire l’objet de poursuites.
Il est vrai qu’à Maurice, de manière générale, l’électorat a la mémoire courte et privilégie le vote sanction. Cependant, durant sa longue traversée du désert, le MSM risque de perdre son statut d’opposition au profit d’une troisième force issue de l’opposition extraparlementaire.
* Compte tenu du paysage politique actuel, pensez-vous que les partis extraparlementaires dirigés par Valayden, Bodha et Bhadain ont une réelle chance de gagner en influence ? Les prochaines élections municipales pourraient-elles être une opportunité stratégique pour eux afin de progresser de manière significative ?
Il existe indéniablement un espace pour l’émergence d’une troisième force à Maurice. Les sondages d’instituts sérieux, tels qu’Afrobarometer et Synthèses, révèlent une distanciation croissante d’une large partie de l’électorat vis-à-vis des leaders et des partis traditionnels. La demande de renouveau politique est bien présente.
Il est vrai que le tsunami provoqué par les ‘Moustass Leaks’ a conduit à un 60-0 en faveur de l’Alliance du Changement. Mais le score obtenu par Roshi Bhadain, Patrick Belcourt, Rama Valayden et autres – devançant même les candidats du MSM – est plus qu’honorable.
Effectivement les municipales pourraient bien marquer leur première victoire électorale à condition qu’ils n’aillent pas en ordre dispersé à ces élections.
* Puisque nous parlons des élections municipales, faudrait-il revoir l’idée, déjà évoquée par le passé, d’étendre la gouvernance municipale aux zones rurales ? Serait-ce une initiative bénéfique, ou cette décision devrait-elle revenir aux communautés rurales, leur permettant de choisir entre s’aligner sur les structures urbaines ou de préserver le caractère distinctif de la vie rurale?
Je suis né et j’ai grandi à Rose Belle, mais le village d’antan n’existe plus. Le développement de certains villages et du réseau routier les reliant à d’autres parties du pays font que, dans les faits, il y a un nombre de villages qui n’ont rien à envier aux villes.
De ce fait, il est dans leur intérêt que la gouvernance des villes leur soit étendue. Quant aux choix, la solution la plus simple serait de laisser le Gouvernement central décider en fonction d’une liste de critères bien définis.
* Par ailleurs, des évolutions majeures se déroulent sur la scène internationale, notamment avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche pour un second mandat. Un nouveau paradigme semble émerger, ses décisions paraissant favoriser une reconfiguration de l’ordre mondial. Quelles pourraient être les implications à court et moyen termes, et cela risque-t-il de bouleverser l’équilibre global actuel ?
Le Trumpisme au niveau international est le résultat d’un bouleversement de l’ordre mondial en cours depuis des décennies que certains ont décrit comme “the decline of the West and the rise of the rest”. D’ailleurs, la part des BRICS dans le marché mondial dépasse de loin celle des G7. Nous sommes donc à la fin d’un cycle qui s’était ouvert vers les années 1500 et qui a connu la domination du monde par l’Occident.
Mais, depuis la Deuxième Guerre mondiale, l’Occident dépendait surtout de la puissance américaine qui a construit et dicté l’ordre mondial de Bretton Woods. Or, depuis les années 90, des chercheurs à l’instar de Paul Kennedy, rappellent que les Etats-Unis étaient stratégiquement surchargés (strategically overstretched) et qu’ils ne pouvaient plus être le gendarme du monde au profit de l’Occident.
Avec la montée en puissance de la Chine et le basculement du centre du monde – à la fois économique et technologique – vers l’Indo Pacifique, les Etats-Unis devaient définir ses priorités. Avec Trump c’est fait !
Le monde occidental est dissout. Il ne reste plus que le slogan ‘America first’ dans un monde désormais multipolaire. Mais c’est quand la mer se retire qu’on découvre les baigneurs nus. C’est le cas de l’Europe aujourd’hui qui risque de sortir de l’Histoire. Certes, des efforts sont faits pour bâtir une Union européenne forte, mais l’Europe reste un creuset de nations, tandis que le nombre d’Eurosceptiques ne cesse d’augmenter avec la montée en puissance des partis d’extrême droite. L’Histoire, c’est aussi le déclin inéluctable des civilisations.
Bien sûr, tout bouleversement d’un ordre établi crée les conditions pour l’émergence de conflits et de tensions. Il se trouve que le monde multipolaire émerge à un moment où l’on découvre que les relations internationales, en fin de compte, c’est avant tout une question d’intérêts, soutenus par la puissance économique et militaire et non par des droits abstraits.
* Est-il trop tôt pour évaluer l’impact du Trumpisme sur les différents centres de pouvoir à travers le monde et ses répercussions sur les pays du Sud, y compris Maurice ?
Le Trumpisme peut être perçu comme un signe précurseur de la fin de l’hégémonie occidental sur le monde. De ce fait, il pourrait susciter indirectement des rejets de l’influence des anciens pays colonisateurs dans certains pays du sud, à l’instar de ce qui se passe au Sahel et en Afrique occidentale. Les jeunes leaders africains du Sénégal, du Mali ou du Burkina vont déjà dans cette direction.
En outre, le déplacement du centre de gravité et de la modernité mondiale vers d’autres régions – l’Asie, par exemple – ouvre la voie à de profonds bouleversements culturels dont l’impact reste difficile à mesurer. À Maurice, l’Eurocentrisme demeure profondément enraciné, sans doute pour les mêmes raisons que Frantz Fanon a détaillées dans son ouvrage phare ‘Peau noire, masques blancs’. Certains devront veiller à ne pas sombrer dans l’obsolescence.
Le Trumpisme, c’est aussi le retour du protectionnisme, – ce qui aura un impact économique certain sur le commerce international. Mais il est trop tôt pour en mesurer l’impact. Il est aussi vrai que le sort de l’AGOA est toujours en suspens et son abrogation aura un effet absolument néfaste sur le textile mauricien. Au niveau géopolitique, il faudra attendre la conclusion du deal anglo-mauricien sur les Chagos pour en mesurer les implications.
Mauritius Times ePaper Friday 21 March 2025
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