Le Port-Louis de mon enfance
|Je suis né et j’ai grandi à Port-Louis. J’y ai fait mes études et j’y ai passé la meilleure partie de ma vie.
Le Port-Louis de mon enfance était tellement plus animé et plus gai que le Port-Louis d’aujourd’hui qu’il a laissé dans mon esprit un agréable et indélébile souvenir.
De nos jours, l’après-midi des dimanches et des jours fériés, le centre-ville est envahi par une tristesse si lourde qu’on est obligé de hâter le pas pour ne pas subir trop longtemps l’oppression que l’on ressent. Au début de ce siècle, la radio et la télévision étaient encore bien loin de nous. L’art chez le peuple n’avait pas encore été soufflé. Alors on chantait et on faisait de la musique. Aujourd’hui on se contente d’écouter les performances des autres. Nombreux étaient autrefois les chanteurs et les musiciens de chez nous. On en trouvait même chez les débardeurs.
Les dimanches et les jours fériés, on voyait partout sur les trottoirs des groupes de fêtards qui emplissaient l’air de la mélodieuse gaieté qu’ils faisaient sortir de leur guitare, leur accordéon et leur harmonica.
C’était partout de la musique, pas toujours impeccable certes, mais gaie quand même.
Le transport, à cette époque, n’était pas aussi facile et rapide qu’aujourd’hui, mais il était rempli de vie. Tous les véhicules étaient hippomobiles. A la place des autos qui sont comme des cadavres mobiles, on y voyait de belles carrioles, véhicules à deux grandes roues, pouvant transporter quatre personnes, y compris le cocher, et tirées par de fringants petits poneys. Aussi des calèches, à quatre roues, celles-ci tirées par de beaux chevaux. Ces deux types de voitures étaient le seul moyen de locomotion à l’intérieur de la ville. Pour les longs voyages, il y avait le train.
Les riches de Port-Louis avaient leur attelage personnel, que l’on appelait généralement attelage double, c’est-à-dire voitures tirées par deux chevaux. C’étaient de splendides bêtes. Ceux de feu R. Canabady, gros marchand de la rue Joseph Rivière, alors rue de l’Hôpital, excitaient l’admiration de tous. Ses deux chevaux trapus, à courte queue, gris pommelé, et les deux autres noirs au front et aux pieds blancs étaient d’une beauté ravissante.
Les marchandises étaient transportées dans des haquets, charrettes longues et étroites, tirées par les mules. Les toc-tocs réguliers des sabots sur la chaussée étaient comme le rythme d’un poème.
C’était le temps des trains aussi. Quelle animation dans les environs de la Gare Centrale aux heures d’arrivée ! Les flots de voyageurs qui se déversaient dans les rues partant de la gare, les allées et venues des carrioles et des calèches venant prendre ou déposer leurs passagers, tout cela sous le regard attentif de la gracieuse reine Victoria, qui, de son piédestal, semblait diriger majestueusement un mouvement continuel. C’est la statue qui, à présent, se trouve devant l’Hôtel du gouvernement.
Dans mon enfance, le mot électricité n’existait pas dans le vocabulaire de la masse. Les maisons, ainsi que les boutiques, qui restaient ouvertes jusqu’à neuf heures du soir, étaient éclairées au moyen des lampes à pétrole.
Les rues étaient éclairées par des réverbères. A la place des colonnes électriques géantes actuelles, se trouvaient des colonnes naines de sept ou huit pieds, surplombées d’une grande boite vitrée renfermant une grosse lampe à pétrole. Tous les soirs venait un homme, une courte échelle suspendue à l’épaule gauche, un fer-blanc de pétrole à la main droite, et un sac contenant ses outils à la main gauche. Non loin de notre maison, à la rue Magon, il y avait un de ces réverbères. Cela nous amusait, mes sœurs et moi, de voir l’homme placer son échelle contre la colonne, monter, retirer la lampe, puis descendre, l’emplir de pétrole, la nettoyer, remonter la placer dans sa boite, l’allumer, redescendre et filer à vive allure, répéter son opération à la prochaine lampe.
Le tout à l’égout n’existait pas non plus. Les toilettes étaient pourvues d’une sorte de table percée d’un large trou avec, en-dessous, un grand récipient en bois. Je n’en dis pas davantage de crainte d’offenser l’olfaction de mes lecteurs.
Les distractions ne manquaient pas. Il y avait, entre autres, Zaco dansé, Madame Bestel et Bonhomme Serpent. Zaco dansé se referait à un homme qui portait sur l’épaule un singe habillé en fille. Il passait de cour en cour et faisait danser son singe. Il lui avait même enseigné à exécuter certains ordres. Ainsi quand il lui disait, en lui jetant un paquet de chiffons : « Prend to linge, alle acote to belle-mère », le singe ramassait le paquet, le mettait sur son épaule, et s’éloignait de son maître. On leur jetait, en récompense, des pièces de monnaie que le singe ramassait et remettait à l’homme.
Celui qu’on avait surnommé Madame Bestel était un homme qui faisait danser une marionnette de trois pieds environ, habillée en fille. La chanson qui accompagnait la danse commençait par : Madam Bestel est une bonne dame, prête la salle pour faire danser.
Bohnomme serpent, lui, faisait danser un cobra au son d’un magoudi, espèce de fifre.
Les promeneurs des environs du Champ de Mars allaient souvent s’amuser au ‘Zardin perdi’, qui était un labyrinthe fait de haies vives. Il fallait s’y aventurer avec un guide. Autrement, une fois entré, on n’en sortait pas. Quel dommage que nous ayons perdu… notre ‘Zardin perdi’ !
De même que la radio et la télévision n’avaient pas encore tué la musique, le football n’avait pas encore tué les jeux des enfants. Ceux-ci s’ébattaient librement dans la rue. La mort aux pas rapides n’était pas alors la maîtresse de la rue, car l’auto n’était pas encore entrée à Maurice. La lenteur des carrioles et des charrettes laissait aux enfants le temps d’interrompre leurs jeux, et de se retirer un instant. Les principaux jeux étaient les billes, le gouli, le saute-mouton, la toupie…
Le gouli se jouait en lançant un petit bâton de trois pouces environ en le frappant d’un autre de douze à quinze pouces. C’était, si je ne m’abuse, un jeu venu de l’Inde. Gouli est d’une consonance indienne. Le bâton s’appelait danta, mot hindi.
Dans le saute-mouton, un garçon se baissait et appuyait ses mains sur ses genoux. D’autres, successivement, couraient vers lui et en posant leurs mains sur son dos, sautaient par-dessus.
En hiver, temps de brise, on jouait au cerf-volant. Les patangues, les seringole et autres, aux formes, dimensions et couleurs différentes, planaient fièrement dans l’air. C’était à qui ferait monter son cerf-volant le plus haut, ou à qui réussirait à faire frapper un autre par le sien, le déchirer et le faire tomber.
Pendant la saison hippique, on jouait aux courses. Un garçon était le cheval et un autre, qui le tenait par le collet, était le jockey. On s’alignait ainsi et on courait au signal du starter.
Le tout à l’égout n’existant pas alors, les eaux des cours se déversaient dans les drains et couraient alors allègrement vers la mer. Les enfants, qui font flèche de tout bois, mettaient à profit ces petits cours d’eau pour y faire « lécourses souval dibois ». Leur « souval dibois » étaient des morceaux de bois plat taillés en forme de bateau.
Il fallait voir avec quelle ardeur ils suivaient leurs chevaux, chacun sollicitant le sien, les mains tenant des rênes imaginaires.
En ce temps-là, le carrousel, installé en permanence dans les environs du Champ de Mars, était une des plus puissantes attractions de Port-Louis. Les après-midis et les dimanches, les parents y menaient leurs petits s’amuser. Cela faisait les délices des enfants, et même de beaucoup de grands, de s’asseoir sur ces beaux chevaux de bois disposés par paires, et qui se balançaient tandis que le carrousel tournait.
En parlant du Champ de Mars, me viennent à l’idée plusieurs choses qui ajoutaient du charme aux journées de course. Il y avait d’abord les vendeurs de programmes qui circulaient dans la foule en chantonnant : « Pogram. Pogram, Zoli ti pogram officiel, pogram. »
Non moins « égayants » étaient les vendeurs d’eau, armés d’un arrosoir d’eau et de quelques verres. Leur chanson était : « Dilo, dilo. Dé verres ène sou, dilo. »
Le plus amusant était « raskatialo » : un homme comiquement habillé et portant un petit mortier et son pilon. Il faisait le geste de piler en chantant : Raskatialo, satini piment. Gouté madame couma li bon, bien bon !
Tout cela faisait que Port-Louis était alors une ville plus gaie qu’elle ne l’est de nos jours.
Maintenant que je vis loin de la capitale, j’ai souvent la nostalgie de ce beau Port-Louis de mon enfance.
Je voudrais terminer par une suggestion. La Municipalité devrait exposer en miniature, dans un coin du musée ou de l’Hôtel de Ville, les objets du vieux Port-Louis, disparus aujourd’hui. Par exemple, une carriole, une calèche, un réverbère, des billes, des « souvals dibois », des cerfs-volants, un beau carrousel, tel que celui qui égayait l’enfance de mon temps, et non ces petites choses insignifiantes qu’on voit parfois à présent. Si l’on ne peut faire revivre le vieux Port-Louis, on peut tout au moins en conserver la mémoire.
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