Le divin et les hommes

Tant sommes nous pris dans la réalité du monde politique que ce mois de septembre évoque en premier lieu des événements qui ont marqué les esprits par leur résonance médiatique à l’échelle internationale.

Entre autres, le Black September, l’attentat terroriste aux Jeux Olympiques de Munich et le 9/11, le numéro d’appel au secours à New York, date choisie d’une manière cynique pour faire trembler la plus grande des puissances en faisant fondre comme la cire des ailes d’Icare les Twin Towers, tout un symbole abritant le commerce du capitalisme mondial et rayonnant trop près du Soleil.

Mais tandis que, dehors dans le jardin, à travers le claustra une lumière douce caresse les feuilles du neem et que les fleurs violettes scintillent au bout de ses fines branches offrant l’hospitalité aux moineaux, condés et martins à longueur de journée, on essaie de chasser le monde d’histoire et de politique qui colonise notre esprit en permanence.

Septembre est le début de notre printemps tropical. Il y a un an, après avoir murmuré une petite prière, ‘c’est quand même un arbre, non’ commenta Jagdish avant d’abattre le lilas devenu trop encombrant. Aujourd’hui, dans les coups de hache que livrent Serge et Dev à ce qui reste de l’arbre, on perçoit la même douceur. De par son expérience et son âge, Serge inspire le respect, et Dev suit ses instructions sur le tracé des fossés sans argumenter.

– Vous avez un jardinier ? demanda Serge.

– Non, je ne suis pas souvent ici.

Tout à l’heure, à quelques mètres d’ici, le fils d’Ahmad, grand sourire aux lèvres, lancera comme d’habitude de poignées de graines de maïs concassées pour le bonheur d’une flopée d’oiseaux dans une cour laissée à l’abandon au bord de la route. Les passants s’arrêteront pour regarder festoyer gaiement ces troubadours errants qui s’invitent sous nos fenêtres tous les jours.

Père nourricier d’une centaine d’ailes multicolores voltigeant de la naissance à la mort, Ahmad était au rendez-vous hier à la plage de Mon Choisy. Après avoir garé son scooter contre un filao, il vide son sac de graines de riz et de maïs, et le festin commence dans un piaillement incessant, ignorant l’attroupement que ce rituel suscite et les appareils photos de quelques touristes qui se baladent tranquillement en cette fin d’après-midi. Une fois le rite accompli, comme d’habitude, Ahmad s’installe au pied d’un arbre, sort une chopine de bière et reprend sa contemplation quotidienne du soleil couchant. Pas toujours disposé à converser, il vaut mieux le laisser savourer ces moments précieux.

On reprend le jogging tranquillement sous les filaos.

– Allez, allez, on continue ! lance une jeune femme blonde.

– C’est mieux de courir à plusieurs, on se soutient !

– Eh oui !

– Vous êtes Canadienne ?

– Non, je suis Mauricienne. Je suis restée quelques années à Londres, l’accent, c’est peut-être ça.

De temps à autre, un petit coup de vent fait claquer les portes. Entre les branches de neem et les grappes de fleurs violettes, un ciel bleu sans aucun nuage enveloppe toute cette nature de sa compassion. Le courriel est-il passé dans les spams ? La nouvelle de Nicole qui nous a quittés il y a peu de temps après une longue maladie a effacé, l’espace d’un instant, les années et la distance qui nous séparent de notre vie de collégienne au QEC. Fort heureusement, on a pu organiser ce gathering des anciennes du QEC en janvier dernier chez Sylvie à Blue Bay.

Nicole était issue d’une famille traditionnelle, avec des parents réputés trop sévères, qui donnait l’impression de n’avoir jamais quitté la Chine de leurs ancêtres. Elle ne jouissait d’aucune liberté, disait-on. Arborant toujours un sourire timide, cheveux très longs et tressés, l’uniforme bien au-dessous des genoux, c’était une fille d’une intelligence exceptionnelle. Sacrée Nicole ! On la voit encore alors qu’on attendait, assez stressées, les résultats du SC et du HSC dans le hall du théâtre, avec un livre à la main, et à l’annonce de ses résultats, elle leva la tête et aussitôt replongea le nez dans son livre comme si de rien n’était ! De son écriture, c’est le style Proust, disait Monsieur Rex Fanchette. Nos pensées affectueuses t’accompagnent, chère Nicole.

– Qu’est-ce qu’on fait des pierres ? demande Serge.

– On les garde, on fera un bassin avec une cascade.

– Ce sera un nid à moustiques !

– Il suffit de le couvrir d’une moustiquaire le soir, il y a bien une solution, non ?

Les pierres et les roches tout comme les arbres, les plantes, les fleurs et les bêtes sont empreintes de vie et d’énergie et ont leur place dans la chaîne des éléments de la nature dont l’être humain forme partie. Lorsqu’on dit que le monde extérieur envahit trop notre esprit en sollicitant notre temps et nos ressources pour satisfaire les besoins matériels, on signifie par-là que nous ne sommes pas qu’un catalogue vivant de besoins sans fin mais qu’il y a en nous un idéal de perfection, un sentiment d’unité, fait d’harmonie entre les diverses parties des êtres et des choses et l’harmonie avec l’environnement.

Le mystère de l’Unité au-delà des apparences d’un corps humain ou animal et les différents organes qui les composent intérieurement, les aspects utilitaires des êtres et des choses externes nous mettent en contact avec l’Infini. De cette harmonie émane la Vérité. C’est le principe de l’advaitam, de non-dualité dans les Upanishads, selon la philosophie hindoue. Cette Vérité procure Amour et Joie, une joie créatrice.

Et c’est cette joie créatrice qui orne les temples hindous à l’extérieur comme à l’intérieur, héritage millénaire de la civilisation dravidienne. Cette panoplie de couleurs et des formes horripilait jadis les Anglais qui gouvernaient quelques régions de l’Inde pendant l’époque coloniale pour qui cette manière d’honorer le Divin relève d’une barbarie qu’il fallait combattre, et avant eux les envahisseurs Moghols et leurs cohortes bien que chez ces derniers l’hostilité et la cruauté impitoyables pendant la phase initiale des conquêtes fit place à une curiosité et une tolérance au cours des siècles, étant eux-mêmes intégrés et ‘indianisés’ culturellement à un certain degré, même si ce terme est anachronique.

Le fait même qu’aucun espace sur les façades des temples traditionnels hindous n’est laissé vide et est peuplé des formes humaines, végétales et animales témoigne de cette célébration de la vie sous toutes ses formes. Toutes les grandes civilisations qui ont brillé à travers l’histoire ont créé à travers des statues une représentation artistique de leur vénération de ce que les uns et les autres ont appelé le Grand Esprit, l’Etre Suprême ou le Divin. Il est tout à fait naturel que des peuples divers se retrouvent entre leurs semblables et se relient aux Êtres ou aux Esprits tels que leurs ancêtres et leurs pères les ont imaginés et créés, et leur ont légués. Ce que d’autres appelleront ‘des idoles’ est tout simplement une représentation colorée, artistique et vivante qui reflète leur propre réalité sociale et environnementale, et leur paraît la manière la plus civilisée d’aborder le divin.

Dans ces cultures où les statues servaient de lien avec un esprit transcendant, prier était à l’époque ancienne une affaire personnelle et ne pouvait avoir aucun incident sur la vie des autres. Et jusqu’à preuve du contraire les conflits ou guerres entre peuples des différentes contrées lorsqu’il y en avait n’étaient pas fondés sur la qualité ou forme de statues qu’ils vénéraient. Ceux qui n’avaient jamais imaginé comment leur idée d’un dieu quelconque pouvait affecter les autres, surtout des étrangers, devinrent des proies des bandits armés d’une nouvelle idéologie du divin inspirée de ce que le philosophe français, Edgar Morin appelle ‘les connaissances déviantes’. La vague des massacres, des pillages et des tueries qui s’ensuivirent à travers le monde à des périodes diverses n’est un secret pour personne. Désormais les actes qui jadis étaient considérés comme criminels devinrent des actes sacrés au nom d’un Dieu.

Toute cette période de l’histoire doit être constamment rappelée aux peuples à travers le monde. On ne le fait pas assez.

Il faut aussi rappeler comment toutes ces civilisations, leur système de pensée et leurs mythes ont été anéantis à travers le monde. A Rome, en Grèce, au Mexique, au Pérou, au Moyen Orient, en Perse antique, en Egypte, ce fut la folie meurtrière du grand banditisme religieux. Peut-être que tout a commencé avec la décapitation du veau d’or en Israël.

Or la civilisation hindoue a pu résister à la destruction de son patrimoine. Reste à comprendre pourquoi !

 

  • Published in print edition on 11 September 2015

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