Non à la mainmise des entreprises privées sur les partis politiques
|Financement politique
‘L’influence privée sur la politique existe déjà du fait que les partis au pouvoir sont redevables aux entreprises privées qui les financent. Cependant, lorsque cette influence est légiférée, elle acquiert une légitimité légale mais est perçue comme immorale’
Par Prakash Neerohoo
Le deuxième projet de loi du gouvernement sur le financement des partis politiques (PoliticalFinancing Bill 2024), qui est essentiellement une version copier-coller du premier projet de loi présenté en 2019, n’a pas réussi à obtenir la majorité des trois quarts, nécessaire pour son adoption. Cette situation découle de l’opposition généralisée au sein de l’opposition, qui ne soutient pas le texte du projet de loi, que ce soit dans son intégralité ou du moins sur certains aspects.
Unregulated Money in Politics Corrupts. Pic – International Foundation for Electoral Systems
Le gouvernement a été sans doute mal inspiré de présenter un tel projet de loi à quelques mois des prochaines élections législatives, et ce, sans consultation préalable avec les partis d’opposition dont le consentement était pourtant crucial pour son adoption. S’il était sérieux, le gouvernement n’aurait pas attendu cinq ans pour présenter de nouveau un projet de loi qui fut rejeté en 2019. Même le PMSD, un allié potentiel du MSM, n’a pu trouver des excuses justifiables pour soutenir la démarche du gouvernement. C’est dire que le projet de loi pèche par de nombreux défauts. Il est jugé en deçà des attentes de ceux qui militent pour une moralisation de la vie politique dans le cadre d’un assainissement global de la société.
Contexte
Dans tout système de démocratie représentative où les partis se mettent en concurrence électorale en déployant d’énormes moyens financiers, le financement des partis est une problématique majeure. Il est potentiellement une source de corruption lorsque se développe une symbiose entre les intérêts des partis gouvernants et les intérêts de leurs bailleurs de fonds. Ces derniers, qu’ils soient des entreprises privées ou des individus riches, espèrent toujours recevoir, sans tracasseries administratives, des marchés publics, des licences diverses, des nominations ou des postes stratégiques dans le secteur public en contrepartie de leurs donations d’argent aux partis au pouvoir. Pour eux, les donations constituent un investissement sur lequel ils réclament un retour décent.
Les bailleurs de fonds ne sont pas des sociétés de bienfaisance qui ont à cœur l’intérêt public. Ils veulent parfois exercer une influence sur l’agenda économique et social du gouvernement, que ce soit dans les domaines :
- de la fiscalité d’entreprise (ils veulent toujours payer moins de taxes) ;
- de la loi du travail (ils demandent souvent un assouplissement des règles de protection du travail) ;
- de la loi de facilitation des affaires (ils réclament toujours moins de contraintes bureaucratiques) ; ou
- de la loi de l’environnement (ils exigent parfois une exemption de l’obligation de soumettre leur projet à une évaluation de l’impact environnemental).
Dans bien des pays, il ne manque pas d’exemples de complaisance, voire d’obligeance, de la part des partis politiques qui sont si prêts à renvoyer l’ascenseur à leurs donateurs trop généreux.
Officiellement, cette obligeance se justifierait par la nécessité pour le gouvernement de jouer un rôle de facilitateur dans l’économie mixte. Or, lorsque l’obligeance fait de l’État l’agent inofficiel des bailleurs de fonds pour promouvoir leurs intérêts étroits, les pistes se brouillent et l’intérêt public peut être sacrifié sur l’autel de l’intérêt privé. À telle enseigne que la régulation du financement des partis est devenue une revendication majeure dans les pays dits démocratiques sous la poussée de la société civile. Dans certains pays avec un système d’élection par suffrage universel, le financement des partis est réglementé par la loi. On y distingue en général trois formules de financement acceptables.
Formules de financement
La première méthode de financement permet aux partis politiques de recevoir des dons privés de divers donateurs : entreprises, syndicats, associations et particuliers. Les partis bénéficiaires doivent rendre publique la somme totale des fonds collectés, tandis que les donateurs doivent divulguer dans leurs comptes ou bilans financiers les montants versés. Cette approche expose les partis bénéficiaires à l’influence des donateurs proportionnellement à leur générosité ; ainsi, les donateurs les plus généreux sont susceptibles d’avoir une influence prépondérante.
La deuxième formule de financement est l’aide de l’État qui verse à chaque parti représenté au Parlement une subvention par tête d’électeur (par exemple, 2 dollars par tête au Canada avant 2011) ayant voté pour le parti aux dernières élections. Le fonds annuel alloué à chaque parti est calculé en multipliant la subvention par tête de votant par le nombre de votants associés au parti. Bien que cette formule semble équitable, elle favorise les partis gagnants qui obtiennent un plus grand nombre de voix lors des élections.
La troisième formule de financement consiste à permettre aux partis de solliciter des contributions privées auprès des particuliers qui sont membres du parti ou supporters individuels (excluant les sociétés par actions, les syndicats, les associations et autres entités de groupe).En principe, la contribution individuelle est limitée à un maximum par année. Par exemple, au Canada, un individu peut contribuer $1550 par an pour un parti fédéral,une association de membres du parti par circonscription ou un candidat indépendant. On requiert des partis qu’ils rendent compte de toutes les contributions reçues dans une année à la commission électorale.
Au Canada, les donateurs, de leur côté,sont tenus de déclarer leur contribution monétaire dans leur déclaration de revenus annuelle soumise au fisc pour se prévaloir d’un crédit d’impôt, sujet à un plafond de $650 par contribution. Ce crédit d’impôt réduit le montant de l’impôt sur le revenu par une déduction équivalente. Puisque les contribuables reçoivent un remboursement partiel de leur contribution à travers le crédit d’impôt, l’État contribue indirectement au financement des partis à la hauteur de 42% ($650 sur $1 550) des contributions versées.
Cette formule impose aux partis l’effort considérable de mobiliser et de convaincre leurs supporters à délier la bourse, ce qui exige une campagne de proximité permanente. Le Canada est sans doute le seul pays qui a fait l’expérience des trois formules susmentionnées successivement. La première formule y existait avant l’introduction de la subvention d’État dans les années 1995-99. En 2011, la subvention d’État fut remplacée par la troisième formule.
Le cas de Maurice
Dans le cas de Maurice, les législateurs ont probablement étudié la faisabilité des trois formules en comparant leurs mérites respectifs dans le contexte local, avant de se décider sur la formule la plus appropriée. Ils ont exclu la 2eme et la 3eme formules pour opter pour la 1ere formule dans une forme modifiée.
- La formule idéale pour le pays aurait été la subvention d’État mais elle a été écartée par le gouvernement afin de ne pas prêter le flanc aux critiques de ceux qui y auraient vu une mainmise politique sur les fonds de l’État.
- La troisième formule (contribution privée) n’est pas encore envisageable parce que les Mauriciens n’ont pas cette culture démocratique qui leur permettrait de soutenir financièrement le parti de leur choix au nom d’un attachement à ses principes et valeurs. Ailleurs, les gens soutiennent les partis sur une base idéologique et sont prêts à leur verser une contribution monétaire pour faire avancer leurs intérêts. Tel est le cas au Canada où la bataille est entre Libéraux et Conservateurs.
Le projet de loi est une variante de la première formule avec ceci de particulier qu’il limite le financement des partis aux donations faites par des entités privées (association, société par actions ou compagnie, société de personnes, fondation, fiducie ou autre entité prescrite ou enregistrée à Maurice) sous l’article 10 du texte de loi. Ce faisant, le projet risque de mettre les principaux partis politiques sous la tutelle des donateurs privés qui ont leurs propres desseins. Si l’article 10(2) du projet de loi imposantl’obligation aux donateurs de révéler les montants des donations dans leurs bilans financiers (comptes vérifiés) est un petit pas vers la transparence, il n’en demeure pas moins qu’il n’immunise pas les partis contre la tentation de servir les intérêts de leurs bailleurs de fonds en priorité une fois au pouvoir.
L’article 28 du projet de loi amende la loi électorale (The Representation of the People Act) pour limiter les dépenses électorales à :
- Rs 1 million par circonscription pour un parti à une élection générale ;
- Rs 1 million par candidat par circonscription.
Dépenses excessives
Un parti peut donc dépenserRs 80 millions pendant une campagne électorale :Rs 20 millions pour les 20 circonscriptions et Rs 60 millions pour 60 candidats aux électionsgénérales. Il va de soi que seuls les grands partis qui ont des mécènes très généreux peuvent avoir accès à des fonds aussi astronomiques. Ils auront un avantage certain sur les petits partis qui ne recevront pas de contributions significatives puisque les bailleurs de fonds misent sur les partis qui ont la chance de gagner les élections.
Si les deux alliances opposées (partis de gouvernement et partis d’opposition parlementaire) dans une lutte bipolaire dépensent Rs 80 millions chacune, c’est la somme totale deRs 160 millions injectée dans le circuit public par des entités privées sous forme de contributions politiques. Est-ce qu’une entité privée prendra le risque de déclarer des contributions à deux partis opposés ou deux alliances opposés dans son bilan financier, sachant que le parti gagnant pourra prendre des représailles contre elle une fois au pouvoir ? On connait l’histoire de la BAI, un conglomérat qui fut démantelé par le MSM en raison de ses liens allégués avec les partis politiques, celui du gouvernement comme celui de l’Opposition.
En fin de compte, le projet de loi, s’il était voté, institutionnaliserait l’influence malsaine des sociétés privées sur la politique à Maurice, ce qui va à l’encontre de la démocratie parlementaire fondée sur la concurrence saine des partis et le principe voulant que les partis soient comptables et redevables à l’électorat et non pas à des intérêts privés.
En l’absence d’un cadre régulateur, l’influence privée sur la politique existe déjà du fait que les partis au pouvoir sont redevables aux entreprises privées qui les financent. Cependant, lorsque cette influence est légiférée, elle acquiert une légitimité légale mais est toujours perçue comme étant immorale.
Prakash Neerohoo
Mauritius Times ePaper Friday 12 July 2024
An Appeal
Dear Reader
65 years ago Mauritius Times was founded with a resolve to fight for justice and fairness and the advancement of the public good. It has never deviated from this principle no matter how daunting the challenges and how costly the price it has had to pay at different times of our history.
With print journalism struggling to keep afloat due to falling advertising revenues and the wide availability of free sources of information, it is crucially important for the Mauritius Times to survive and prosper. We can only continue doing it with the support of our readers.
The best way you can support our efforts is to take a subscription or by making a recurring donation through a Standing Order to our non-profit Foundation.
Thank you.