“On a maintenant l’assurance d’une belle bagarre électorale dans les mois à venir”

‘Avec 50% d’indécis qui peuvent basculer d’un coté comme de l’autre, c’est le scénario parfait pour un suspense électoral passionnant’

Interview: Lindsay Rivière

* ‘Ramgoolam et Bérenger ne vont pas se laisser faire facilement, même privés de Xavier Duval’

* ‘Jugnauth, à 62 ans, serait là pour encore dix ans. La cohabitation Ramgoolam-Bérenger durera donc. Nécessité fait loi !’

* ‘Il est temps que tous les Mauriciens bénéficient du développement extraordinaire des 40 dernières années. Mon souhait est de voir émerger une immense classe moyenne à Maurice’


Maurice traverse une période d’incertitude politique car le paysage politique est en constante évolution. Des questions demeurent persistantes sur la date des prochaines élections générales qui pourraient être avancées avant l’élection partielle prévue le 9 octobre dans la circonscription n° 10 ou cette date pourrait aussi être annulée pour adopter une autre stratégie électorale. Cette incertitude influence non seulement le calendrier électoral mais aussi la dynamique politique et les rapports de force entre les différents acteurs politiques. Face à ces enjeux cruciaux, Lindsay Rivière, analyste politique chevronné, partage ses perspectives sur la situation politique actuelle dans le pays.


Mauritius Times: Nous sommes actuellement dans une période d’incertitude, que ce soit concernant la tenue des prochaines élections générales (qui devraient avoir lieu soit avant l’élection partielle au No. 10 fixée pour le 9 octobre prochain, soit après), ou la dynamique politique et le rapport des forces prévalant sur l’échiquier. Quelle est votre analyse de la situation politique actuelle dans le pays?

Lindsay Rivière: Le Premier ministre cultive, en effet, le flou quant à la date ou la période des élections, ce qui lui permet de demeurer le maître du jeu et ce qui lui donne la possibilité de prendre à tout moment ses adversaires par surprise. C’est là son privilège et il entend bien l’utiliser à son avantage. Il faut espérer qu’il ne nous fera pas « un coup à la Macron » avec une trop courte campagne aux allures de plébiscite et ne permettant pas à tous de s’y préparer comme il le faut.

Des « élections anticipées », disons en août, lui permettraient d’exploiter à fond les effets du budget qui ,généralement, a été bien reçu par une bonne partie de la population. S’il opte pour cette période, il ne faudrait pas trop attendre pour cela, car l’effet des mesures populaires du budget s’évaporera avec le temps et avec la montée inexorable des prix et les difficultés de la vie quotidienne.

Il ne faut pourtant pas exclure la possibilité que les mesures budgétaires récentes ne soient que la première de deux séries de ‘sweeteners’ prévus, avec une deuxième opération du genre un peu plus tard, vers octobre/novembre pour préparer définitivement la voie à des élections, cette fois en décembre. Le gouvernement a peut-être à l’esprit un 14ème mois (surtout si Xavier Duval en fait une condition essentielle d’une alliance PMSD-MSM), précédant l’entrée en vigueur de la pension à Rs 15,000 le 1er janvier 2025.

A ne pas exclure une possible baisse importante des prix du pétrole et du gaz, etc. Des élections en décembre se dérouleraient aussi dans une ambiance festive plus décontractée, avec un ‘feel-good factor’ plus grand. Personnellement, je crois toutefois qu’août aura les faveurs de Pravind Jugnauth. N’oublions pas que beaucoup de choses (positives ou négatives) peuvent arriver d’ici décembre, quand tout le monde aura oublié le Budget.

* Comment cette incertitude impacte-t-elle la vie politique mauricienne, selon vous ?

Cet air de mystère paralyse quelque peu le jeu politique, en ce sens que

  • l’Opposition, aux moyens limités, n’ose passe lancer dans de grandes réunions de mobilisation couteuses, et que
  • ceux qui espèrent se porter candidats ne peuvent pas véritablement se positionner et travailler des circonscriptions.

Toute confirmation de candidatures plongerait les partis dans des soubresauts internes qui pourraient bien résulter en des mécontentements, divisions et départs qu’aucun leader ne souhaite vraiment. 

* Qu’en est-il du rapport de forces actuel ? Quelle analyse en faites-vous ?

Je crois que les meetings du 1er Mai et le Budget ont permis une utile clarification des enjeux et du rapport de forces.

Devant la surprenante apathie de l’Opposition Ptr-MMM avant le 1er mai, certains penchaient vers un possible ‘walk-over’ aux prochaines élections. Or, avec l’ampleur de la mobilisation réussie de l’Opposition, on a maintenant l’assurance d’une belle bagarre électorale dans les mois à venir. Avec deux grands blocs nationaux s’équilibrant plus ou moins et 50% d’indécis qui peuvent basculer d’un coté comme de l’autre, c’est le scénario parfait pour un suspense électoral passionnant.

Ce qui est sûr désormais, c’est que Ramgoolam et Bérenger ne vont pas se laisser faire facilement, même privés de Xavier Duval. Pendant longtemps, la force du gouvernement aura surtout été la faiblesse apparente de l’Opposition. L’Opposition confirme qu’elle réclamera essentiellement un ‘vote-anti’, axé sur le pouvoir d’achat qui se dégrade, la hausse vertigineuse et incontrôlée des prix, les difficultés du quotidien, les dangers confrontant la démocratie et les institutions et, enfin, l’indignation par rapport à la gouvernance du pays, etc.

En face, le gouvernement entend bien utiliser au mieux sa force de frappe considérable liée à son bilan des sept dernières années (à partir de 2017) et à la solide politique sociale menée. Il bénéficiera du contrôle des institutions et de l’agenda électoral, des promesses budgétaires et de moyens matériels étendus pour confondre le PTr et le MMM, relégués à une opposition jugée stérile depuis dix ans. Le ralliement, aujourd’hui probable, de Xavier Duval et du PMSD viendrait accentuer symboliquement la force de frappe du MSM. On assistera donc à un choc frontal entre deux grands blocs ‘nationaux’ multi-ethniques, semblable à celui de 2014.

* Et quid d’une troisième force ?

Les autres petits partis extra-parlementaires, selon moi, n’ont aucune chancede s’affirmer et d’obtenir des élus hors d’un ralliement même tardif à l’un des deux blocs, en raison de notre système électoral.

Il est toujours possible qu’après réflexion, Xavier Duval tente de faire venir à lui Bruno Laurette et Patrick Belcourt pour renforcer le PMSD. Puis, dans un deuxième temps, faire le lien avec Nando Bodha, Rama Valayden et Roshi Bhadain pour constituer un autre bloc électoral et rechercher une ‘troisième voie’ alternative « Ni Jugnauth, ni Ramgoolam » qu’il pourrait, lui, peut-être diriger. Mais cette manœuvre pourrait se révéler hasardeuse et même dangereuse pour lui car le PMSD pourrait être complètement éliminé de la scène politique.

Mais ceci n’exclut pas cela : Une fois ces rapprochements effectués et Xavier Duval prenant la direction effective d’un troisième bloc, rien n’empêcherait qu’un PMSD renforcé négocie une alliance avec l’un des deux autres blocs, soit pour mieux négocier avec Pravind Jugnauth, ou pour revenir plus fort vers Navin Ramgoolam. L’état-major et les partisans PMSD sont fatigués d’être dans l’opposition, après 10 ans de traversée du désert. Ils veulent retrouver et exercer le pouvoir. Et ce n’est fort probablement pas une alliance avec Linion Moris qui permettra au PMSD de revenir au pouvoir.

* Pourquoi Pravind Jugnauth aurait-il autant besoin du PMSD ?

Pour la valeur symbolique de ce parti auprès des minorités. Le PM a beaucoup courtisé l’électorat rural pendant son deuxième mandat, mais moins le vote des minorités et cela a des conséquences. Il lui faut désormais des ralliements qui lui permettent d’améliorer ses chances auprès des électeurs de la population générale et du milieu musulman. La Plateforme Militante de Steven Obeegadoo et d’Alan Ganoo ne semble pas pouvoir lui apporter, en régions urbaines, ce que Xavier Duval et le PMSD lui apporteraient.

Le PMSD, en retour, pourrait négocier avec le PM une quinzaine de tickets, le poste de Premier ministre-adjoint, des ministres, des nominations dans les ambassades et les corps parapublics, une répartition plus équilibrée des postes dans la fonction publique et parapublique, ce qui lui permettrait de faire taire les frustrations chez les Bleus, etc.

Le PMSD, avec son optique « Rézilta lor rézilta » est psychologiquement davantage un parti de gouvernement qu’un parti d’opposition.

* Mais Xavier Duval semble hésiter à officialiser son ralliement à l’alliance dirigée par le MSM. Par ailleurs, il n’a pas encore expliqué les véritables raisons de son départ de l’alliance de l’opposition. Avez-vous compris ce qui a motivé son départ?

Xavier Duval aime bien Navin Ramgoolam avec lequel il a une longue amitié et collaboration, mais il déteste profondément, instinctivement, Paul Bérenger. Duval se situe toujours politiquement là où Bérenger n’est pas. Il est embêté que Bérenger ait pris la place du PMSD auprès de Ramgoolam et obtienne deux fois plus de tickets (17) que le PMSD (8).

En politique, il est connu, après un peu d’hypocrisie, les masques tombent.

Xavier Duval déteste l’arrogance proverbiale de Paul Bérenger, ainsi que son manque de respect envers ses alliés et ses adversaires. La raison profonde du dernier désaccord semble être le fait que Bérenger aurait voulu exercer pratiquement un droit de veto sur les candidatures et les circonscriptions du PMSD. D’ailleurs, le leader du MMM ne semble pas être trop contrarié par le départ de Xavier Duval de l’alliance : il a immédiatement récupéré 5 des 8 tickets alloués au PMSD, portant ainsi le quota du MMM à un niveau plus honorable de 22, contre 35 pour Ramgoolam.

Il faudra maintenant voir ce qu’il adviendra des Nouveaux Démocrates auxquels on a alloué 3 tickets. Paul Bérenger et le MMM, historiquement, ne croient que dans le rapport de forces, pas trop dans les sentiments. Les Nouveaux Démocrates devront maintenant faire leur preuve qu’ils apportent quelque chose au banquet. Autrement…!

* En fin de compte, ce qui est évident toutefois, c’est que les enjeux sont élevés pour les leaders de l’Opposition, notamment Navin Ramgoolam et Paul Bérenger, ainsi que pour celui du MSM, Pravind Jugnauth. Ils en sont conscients, sans aucun doute. Comment cela pourrait-il influencer leurs stratégies à l’approche des élections ?

Avec le départ de Xavier Duval, Navin Ramgoolam et Paul Bérenger sont désormais condamnés à s’entendre. À 77 ans, c’est leur dernier combat électoral. Sans alliance, le parti de chaque leader serait laminé dans de nombreuses circonscriptions, tandis que Pravind Jugnauth, à 62 ans, serait là pour encore dix ans. La cohabitation Ramgoolam-Bérenger durera donc. Nécessité fait loi !

* Le pouvoir met en place de manière systématique et réfléchie des conditions favorables en vue de la bataille électorale : distribution élargie de mesures populaires dans le cadre du dernier budget, et tentative de fragilisation de l’opposition à travers la poursuite des adversaires politiques. Richard Duval en a fait l’expérience dans une affaire datant de 16 ans impliquant Cindy Legallant. Il est probable que Navin Ramgoolam soit également sous le feu des critiques ou des révélations concernant les coffres-forts saisis chez lui en 2015 lors des débats sur le “Political Financing Bill”. Quelle est votre opinion sur cette situation?

Il y aura une personnalisation extrême de la campagne. Le MSM sait que Navin Ramgoolam est vulnérable sur plusieurs aspects, et concentrera donc la campagne sur lui, sur son passé, son âge, les procès qu’il traine et ses outrances passées.

L’Opposition visera le Premier ministre en lui faisant porter le chapeau pour tout ce qui ne va pas dans ce pays, le dépeignant comme un incompétent pour le poste, faible envers ses amis, et responsable d’une dégradation sans précédent de la vie publique. Il est probable que cette campagne sera dure, tendue, voire même sale, et il sera crucial de gérer efficacement les tensions qui en résulteront.

*Au regard de l’opportunisme de l’électorat dont une grande partie serait probablement plus préoccupée par leur portefeuille que par des questions liées à la santé de notre démocratie ou d’autres débats intellectuels, la question qui se pose, et qui reste insaisissable, est la suivante : qu’est-ce qui aura finalement un poids déterminant lorsque l’électeur se retrouvera dans l’isoloir ?

L’opportunisme existe et existera toujours en politique. Il y aura donc de nombreux électeurs qui choisiront « ceux qui leur donnent plus », soit le réflexe «What’s in it for me ? », mais il y aura beaucoup d’autres qui ramèneront davantage leur choix « déterminant » comme vous le dites à quelques questions essentielles:

  • Est-ce que je vis mieux ou plus mal aujourd’hui qu’il y a quelques années ?
  • Suis-je satisfait ou pas de l’état général du pays sur les plans économique, social, moral et administratif avec ce gouvernement ou faut-il passer à autre chose ?
  • Ai-je peur de l’avenir pour moi-même et pour mes enfants ou suis-je relativement optimiste pour l’avenir?

Il s’ensuivra une impression générale de bien-être ou de mal-être, et ce sera là le prélude du vote.

Une chose est sûre : C’est le quotidien qui prédomine et détermine le vote de l’électeur moyen. Tout le reste sera secondaire. Je ne crois pas beaucoup que les programmes vont principalement influencer les électeurs. Ils ne sont qu’une petite composante du choix. Souvent, les programmes ne valent guère plus que le papier sur lequel ils sont imprimés. Il n’y a qu’à voir le nombre de promesses non-tenues par divers gouvernements. C’est la vie quotidienne qui prédomine

Je crois fermement que les gens passent la plus grande partie de leur vie à penser à eux-mêmes, à leurs problèmes et à leurs espoirs et ambitions pour eux-mêmes et à leur famille plutôt qu’aux autres ou à l’idéologie.

Les partis politiques ne font plus rêver. La loyauté partisane s’est estompée. C’est aujourd’hui le règne de l’individualisme. C’est donc à la lumière de ces questions que se feront les choix, surtout chez les indécis. C’est là le talon d’Achille de tous les gouvernements à travers le monde.

* Quelle que soit l’issue des prochaines élections, le prochain gouvernement sera confronté à la gestion d’une crise économique qui, selon Rama Sithanen, se profile à l’horizon en raison des mesures populistes de l’actuel gouvernement. Cette crise serait suffisamment grave pour nécessiter une révision des taxes et des dépenses publiques, ainsi que potentiellement la vente de quelques bijoux de l’État. Qu’il ait raison ou non, cette politique populiste ne peut pas durer indéfiniment, n’est-ce pas?

Malgré l’affirmation du contraire, l’économie nationale demeure fragile : inflation accélérée par l’accent mis sur la consommation pour stimuler la croissance, au lieu de la production de biens exportables ; déficit budgétaire ; importations hors de contrôle et déficit commercial extraordinaire (Rs 200 milliards) ; roupie en dépréciation constante ; dette nationale explosée ; etc.

Or, les tendances actuelles de l’Etat à dépenser condamnent tout prochain gouvernement alternatif à poursuivre la spirale engagée aujourd’hui. Il faut réagir d’urgence, adopter des politiques économiques à plus long terme ; consolider les acquis ; rechercher d’autres pôles de croissance (économie bleue ; bunkering, fabrication de produits pharmaceutiques, etc.) ; être plus inventif.

* Faisons nous trop de social ?

On ne fait jamais trop de social dans un pays comme le nôtre, où historiquement de nombreux Mauriciens ont été oubliés, laissés sur la touche et où il existe une misère sociale évidente. La finalité de la politique est d’organiser et d’améliorer la vie des citoyens. Beaucoup a été fait, mais beaucoup reste encore à faire.

J’ai toujours soutenu le concept du ‘Welfare state’, le salaire minimum vital, la progression des pensions, des initiatives plus généreuses envers les plus faibles. Il est plus que temps que tous les Mauriciens indistinctement trouvent leur compte dans l’extraordinaire développement qu’a connu le pays depuis 40 ans.

Pour assurer cela, il faut pourtant des politiques de progression de la richesse nationale plus agressives. Mon souhait secret est que se développe à Maurice une immense classe moyenne, qui serait une garantie de stabilité sociale et de progrès continu.

* C’est probablement la première fois dans l’histoire du pays qu’on observe un tel accaparement de l’appareil d’État et de certaines institutions censées être indépendantes, rendant toute contestation futile. Le temps qu’il faut pour débattre des pétitions électorales, l’impuissance de l’opposition au sein du Parlement, ainsi que les enquêtes dans les affaires “high-profile” qui s’éternisent… Pouvez-vous imaginer quel serait l’avenir du pays si le statu quo devait être maintenu après décembre 2024?

Le jeu institutionnel commence à être largement faussé dans le pays. Il faut revenir à une gestion du pays plus efficiente, moins partisane, une notion de plus grande tolérance, un partage du pouvoir plus équitable entre toutes les composantes du pays. La forte perception de pourrissement du pays entraîne la migration de très nombreux jeunes ou qui souhaitent s’en aller, et cela coïncide avec la politisation outrancière de toute la vie publique. Par conséquent, les politiciens doivent apprendre à se mettre davantage en retrait et à rester à leur place.


Mauritius Times ePaper Friday 21 June 2024

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