Nos bâtisseurs — La diaspora gujarati à Maurice
|Au gré des années, la reconnaissance de l’apport des diverses communautés se renforce ; et ce, avec la création des musées, d’un segatorium, de l’Aapravasi Ghat Interpretation Centre, etc., sans compter les jours fériés ou autres congés comme preuves concrètes du rappel de leur contribution. Toutefois, certaines communautés restent plus discrètes et ont moins de revendications malgré les progrès accomplis grâce à leur présence. La diaspora gujarati est rarement évoquée, sans fanfare ni trompettes, si ce n’est que quelques chercheurs qui exposent leur parcours de temps à autre. Et pourtant, leur parcours n’a pas été l’un des plus faciles!
Bref aperçu de minorité gujarati à l’île Maurice
Pandit Atmaram Vishwanath, grand observateur de la vie socioculturelle, fait allusion à cette communauté et à ses activités économiques et culturelles : “They came here 90 years ago from Kutch in Gujarat and started the business of cloth and rice… A majority of houses in Port Louis belong to them, and the business of food grains and other food articles are in their hands. All this gives an indication of their relative prosperity. They are very good in trading skills and particularly are very courageous.”
Pandit Atmaram parlait en particulier des Gujaratis, commerçants musulmans, qui ont peu à peu évincé les commerçants tamouls qui avaient dans la seconde moitié du XIXe siècle, le monopole des denrées alimentaires à Port Louis dans les rues La Corderie, L’Hôpital et Rémy Ollier.
Dans ‘Mauritius Almanach’ de 1886, le gouverneur Sir Charles Bruce, cité par M. Emrith, notait lui aussi cette transition économique ; c’est que l’importation et l’exportation ont été transférées de l’Europe vers l’Asie et étaient entre les mains des Indiens, représentants des firmes de Bombay (Mumbai).
La presse de l’époque, notamment Le Radical et Les Petites Affiches, citées par Pahlad Ramsurrun dans son livre ‘Mahatma Gandhi and his impact on Mauritius’ évoque un banquet offert en l’honneur de Mohandass Karamchand Gandhi le 13 novembre 1901 par l’élite gujrati dans le bâtiment Anjuman (Taher Bagh actuellement du nom de son propriétaire Amode Taher qui avait acheté l’ancien pavillon des Rochecouste au Champ de Mars, Port Louis).
Mumtaaz Emrith, auteur du livre ‘Muslims in Mauritius’, énumère les Gujaratis, premiers commerçants musulmans, en rappelant que les Gujaratis Surtees s’installent à l’époque dans le quadrangle des routes Royale, Bourbon, Farquhar et Corderie de Port Louis, se trouvant dans une zone commerçante.
Cader Kalla, chercheur, a également publié en 1988 un fascicule sur les Gujaratis intitulé ‘The Gujurati Merchants in Mauritius’ de 1850 à 1900 – en faisant ressortir que les Gujaratis faisaient le commerce des bœufs et du riz avec Madagascar, les Seychelles et exportaient des denrées vers Natal et l’Afrique du Sud, deux lieux marqués par la diaspora gujarati. Aunauth Beejadhur dans son livre ‘Les Indiens à l’île Maurice’ est élogieux à leur égard et écrit : « On les voit partout, dans tous les domaines du commerce : articles de toilette, bijouterie, mercerie, quincaillerie, papeterie, etc. » Certaines familles ont fait fortune avec leurs activités commerciales et ont même acheté des domaines sucriers.
En 2007, un magazine célébrant le centenaire de l’arrivée des Gujaratis a été aussi publié sous l’égide de la Gujrati Cultural Association. Ce magazine regroupe des articles à propos de la contribution socioculturelle des Gujaratis de foi hindoue. C’est un précieux document contenant des lithographies, des manuscrits et d’autres photos d’archives comme, par exemple, la première bijouterie gujarati de la rue Deschartes ou le premier journal The Hindusthani en gujarati, fondé par l’éminent avocat Manilal Doctor, le 15 mars 1909.
L’elite gujarati hindoue comprenait deux catégories : celle des comptables et celle des négociants. Le journal Trident a publié un article intitulé ‘Itinéraire d’une illustre famille gujarathie’, et retraçant les multiples entreprises dans lesquelles la famille Desai s’engageait pendant un demi-siècle : commerce, cinématographie, éducation, culture indienne, œuvres caritatives…
Pendant la période coloniale, les Gujaratis de la caste marchande à l’île Maurice se hissent au premier plan dans l’importation des produits de l’Inde et d’autres produits qui transitaient par les ports de Calcutta et de Bombay, et aussi dans l’exportation d’une partie des produits vers l’Afrique du Sud et orientale. L’expansion de ces marchés dans l’océan Indien conduit inéluctablement à la fortune de ces agents économiques qui s’adaptent à leur nouvel environnement.
Le commerce qui a été le monopole des firmes Blyth et Germain, et des négociants tamouls dont les Appavou, Chetty, Arlanda, Canabady, et Sinnatambou, évolue au profit des Gujaratis, commerçants musulmans et hindous. Les progrès substantiels de ces derniers sont tels qu’ils renforcent la confiance des promoteurs. L’exploitation agricole permet à certaines familles d’acheter des domaines sucriers dans plusieurs districts de la colonie – Bel Ombre, Beau Champ, Valetta, Bon Espoir. Leur niveau de vie ne cesse de s’améliorer et parallèlement leur statut social.
Ces Gujaratis sont considérés comme des notables bien distincts des travailleurs engagés de par le ratio élevé d’investissement à l’économie du pays, de par la mise en valeur de leur capital humain et de leur responsabilisation. Les Gujaratis n’ont rien à envier aux autres communautés qui ont enregistré des progrès dans les secteurs de la politique, de l’éducation, et de l’épargne.
Bref historique d’une famille de négociants gujaratis
Les Desai connus comme les disciples de Gandhi – les Gandhiwallas, sont des Anavils Brahmins. Cette communauté s’est réduite avec l’acculturation, l’endogamie, et l’exode parmi d’autres facteurs. La famille Desai a maintenu jusqu’ici son commerce à la rue La Corderie, et est connu par certains pour avoir créé un centre culturel gujarati à la rue Dupont, Beau Bassin, et pour avoir conservé ce patrimoine.
Le premier membre de cette famille qui arrive au bout d’un voyage éprouvant en 1902 est Ratanji Gandabhai Desai. Il est originaire du village de Randher, entre Vapi et Surat. Il travaille avec les Gujaratis musulmans engagés dans le secteur des affaires. En une quinzaine d’années, ce mehtajee ou comptable s’est non seulement enrichi mais se spécialise dans les rouages du commerce.
En 1918, l’entreprise familiale connue comme Hajee Desai Co. est fondée au numéro 22, rue La Corderie, Port Louis. La principale activité est l’importation du textile indien. Puis cinq autres entreprises sont créées dans la même rue pour l’importation du ciment, des ferrailles et des marchandises vendues en gros; ce qui donne lieu en 1922 à la grande entreprise R.G. Desai.
Un livre intitulé ‘Freedom from sorrow’, paru en 1961, trace le parcours du frère cadet Ranchodjee Desai, respecté comme un grand homme d’affaires – “regarded as a leading businessman in Mauritius. He was foundation member of the Mauritius Textile Merchants Association and was President of the Association until 1935″.
Les autres frères, Ratanji, Ranchhorji et Khandubhai Desai, s’intéressent aux activités sociales et philanthropiques pour l’avancement de la communauté. Les Desai apportent une contribution financière dans l’amélioration du lieu de crémation de Cipaye Brûlé où un mur et un abri sont construits.
Le premier Président de The Hindu Cremation Society, élu en 1926, est Seth Nathoobhai Kunvarji Desai, le fils de Ranchhorji Desai. Pandit Atmaram consacre trois pages à la crémation dite Anthaistee dans l’hindouisme en faisant ressortir l’apport de l’élite gujarati dans la sensibilisation des Hindous à propos de ce rituel. Les Gujaratis se dotent eux-mêmes des moyens de leur promotion. Leur indépendance économique aidant, ils vont jouer le rôle d’avant-garde dans les domaines des arts et de la culture.
Dans les années 1925, les Desai sont actifs au sein du mouvement réformiste de l’Arya Samaj. A ses débuts, en 1911, c’est un mouvement qui lutte pour la dissémination de la langue hindi et des doctrines védiques, pour l’éradication du mariage infantile et l’éducation des filles indiennes. Les acteurs de ce mouvement adhèrent aux principes de deux éminents Gujaratis qui avaient foulé le sol mauricien en 1901 et 1907 en la personne de Mohandass Karamchand Gandhi, connu plus tard comme Mahatma Gandhi et Manilal Doctor.
La communauté gujarati, de foi musulmane et hindoue, n’est pas aux leviers de commande de l’appareil étatique. Elle se trouve confrontée aux barrières socioculturelles rigides. Les quelques tentatives politiques connaissent peu de succès si ce n’est qu’une percée timide. (L’élite gujarati de foi hindoue est une petite minorité comprenant environ 400 membres). Cette prise de conscience impose une ouverture d’esprit. Qu’est-ce qui explique leur volonté d’intégrer la société mauricienne ? La question économique passe au premier plan : c’est le marché de plus en plus concurrentiel.
En dépit de la concurrence de la part des autres communautés commerçantes, les Desai, les Hawabhai, les Vithaldas préfèrent diversifier leurs activités ou trouver d’autres issues pour leur propre survie. Le commerce du textile – les cotonnades du Gujarat et des denrées s’avère insuffisant.
La famille Desai se lance dans l’importation de l’électroménager et des ustensiles de cuisine de qualité, des équipements de sport et des objets de culte pour des temples et centres culturels. D’autres membres se tournent vers les secteurs des finances, de la construction, et de l’ingénierie. Puis le partenariat est un facteur primordial pour éviter la fermeture des commerces d’autant que leurs salles de cinéma, faute de main-d’œuvre, sont soit fermées, ou vendues à la famille Rawat — gujarati musulman –, ou d’autres castes indiennes.
Il semblerait que les frères Desai, en vieillissant, encouragent les jeunes générations à développer l’esprit d’entrepreneuriat et de partenariat pour consolider les assises familiales. La théorie de Schumpeter sur le rôle d’impulsion joué par l’innovation et le rôle d’action joué par l’entrepreneur éclaire sur la nécessité d’être en phase avec un ensemble dynamique. Il fallait se tourner vers des projets novateurs et profitables. Les deux commerces des Desai ont une clientèle sélecte.
Un autre facteur expliquant le nombre décroissant des Gujaratis est l’exogamie (cela implique aussi une évolution dans leur culture d’origine). Suivant la tradition familiale, les enfants des aînés orthodoxes ne se marient pas à des hindous d’autres castes. Toutefois, la communauté devient plus hétérogène en acceptant des métissages biologiques, interethniques et culturels.
Les Desai évoquent avec fierté leur folklore, leurs multiples danses populaires dont la garba accompagnée de chants de louange en l’honneur de la divinité Doorga, connue comme Amba Mata en Gujarat, la Dandiya Ras associée à Krishna ou les deux danses féminines, Soop et Tippani, symbolisant la culture des graines et la joie de la récolte qui figurent encore au programme de promotion culturelle de la société gujarati.
Toujours est-il qu’ils reconnaissent que l’interculturalité est inéluctable dans des sociétés en perpétuelle mutation. Les Gujaratis de foi hindoue ont intégré la communauté hindoue dans son ensemble sur le sol mauricien même s’ils restent culturellement attachés à l’Inde.
La jeune génération gujarati a surtout intégré d’autres groupes diasporiques en Afrique, en Europe et en Amérique. La communauté gujarati forme une minorité qui a eu son heure de gloire et ses particularités culturelles résistent difficilement aux mouvements d’uniformisation.
Shakuntala Boolell
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