Un test du droit de propriété dans un pays libéral
|Opinion
Bail de terres de l’Etat et centres culturels
Par Prakash Neerohoo
Une controverse plane sur la décision du gouvernement de reprendre un terrain alloué à la Mauritius Tamil Cultural Centre Trust (MTCCT) à Réduit pour la construction d’un centre culturel en échange d’un autre terrain à Côte d’Or. Une manifestation pacifique organisée par le mouvement « Rann Nou Later » mercredi le 28 août 2024 a tourné en eau de boudin lorsque la police a arrêté de façon musclée certains manifestants qui protestaient contre cette décision.
Cette affaire est multidimensionnelle, touchant à la fois à l’État de droit, à la démocratie et à la culture. Au-delà des passions qu’elle déchaine, sur fond de sentimentalisme ou de religiosité, elle soulève trois problématiques essentielles :
- Le droit de propriété dans une économie libérale ;
- La liberté d’expression dans un pays démocratique ; et
- Le rôle de la culture dans une société
Contexte historique
Pour mieux comprendre cette affaire, il faut d’abord situer le contexte historique. En 2001, sous l’Illovo Deal, l’État avait fait l’acquisition des terres de l’établissement sucrier Highlands de la Lonrho Sugar Corporation à Ebène pour créer une cyber-ville.À l’époque, le gouvernement MMM-MSM caressait l’idée de créer un Culture Hub, juxtaposé à l’Education Hub de Réduit. Il avaitalors donné un terrain sur un bail à constructionà quatre organisations socioculturelles, nommément la Hindi Speaking Union, l’Indo Mauritian Catholic Association (IMCA), le Mauritius Tamil Cultural Center Trust (MTCCT) agissant au nom de la Mauritius Tamil Temples Federation (MTTF) et l’Urdu Speaking Union, pour leur permettre de construire chacune leur centre culturel.
En avril 2023,le ministère du Logement avait adressé une correspondence officielle au président de la MTCCT, le sommant de démarrer la construction de l’immeuble dans le Triangle de Réduit, faute de quoi le bail serait résilié « de plein droit ».En début d’année, l’État a confirmé qu’il prendrait en charge la construction de bâtiments pour abriter les centres culturels sur un nouveau terrain à Côte d’Or. Cette proposition a été refusée par la MTTF et l’IMCA, qui a d’ailleurs déposé une plainte en Cour suprême contre « l’expropriation » de son terrain à Reduit.
Le 7 juilet 2024, lors d’une assemblée des délégués dela MTTF,sur 137 délégués des temples (kovils) du pays, 110 ont votéune resolution pour affirmer leur « droit » d’occuper le terrain de Réduit,et 6 ont votépour accepter la proposition d’un terrain à Côte d’Or.
Le droit de propriété
En échange du terrain de Réduit, le gouvernement a offert un terrain d’un arpent à Côte d’Or plus une aide financière pour financer la construction du centre culturel tamoul. Le gouvernement veut reprendre le terrain de Réduit en arguant que le site n’a pas été développé depuis 2001. Or, certains soupçonnent le gouvernement de vouloir le donner à un capitaliste de proximité qui compterait y lancer un gros projet de développement urbain.
La MTTF a un attachement sentimental au site sis à Réduit, qui a une histoire d’immigration tamoule dans le pays, et ne veut pas lâcher du lest dans son bras de fer avec le gouvernement. La question qui se pose est de savoir si la reprise du terrain de Réduit par l’État constitue une rupture du contrat de bail et, partant, une expropriation d’un bien d’une société culturelle.
La Cour statuera sur cette question de droit de propriété dans l’avenir. Un bail sur un terrain de l’État est-il résiliable selon la volonté du gouvernement en place ou accorde-t-il un droit de propriété absolue au locataire ?
La propriété est solennellement définie par l’article 544 du Code civil mauricien : « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par la loi ou les règlements » (page 67, Droit de l’Ile Maurice, publié par Bibliothèque de l’Association Henri Capitant). L’argument du gouvernement que le non-développement du site de Réduit par le locataire (MTTF) justifie une résiliation du contrat de bail ne semble pas trop plausible dans la mesure où, dans d’autres cas, des locataires ont laissé leur(s) terrain(s) en friche pendant des années sans qu’ils soient rappelés à l’ordre. Certains locataires ont même revendu leur droit d’occupation à une tierce partie.
Dans un pays démocratique, l’expropriation de biens par l’État, sans aucune considération pour les droits des propriétaires, est anticonstitutionnelle. Selon l’article 8 de la Constitution de Maurice (voir la référence ci-dessous), aucun bien privé ne sera acquis obligatoirement par l’État sauf quand l’intérêt public l’exige, le propriétaire reçoit une compensation adéquate et il peut faire appel contre l’acte d’expropriation à la Cour suprême. Si le gouvernement propose un marché (comme un échange de terrain) pour se prévaloir sur les droits d’autrui, cela est toujours contestable devant une Cour de justice. Il y a certains précédents d’expropriation qui indiquent que l’État peut agir comme un rouleau compresseur pour empiéter sur les droits de propriété d’autrui sans aucune compensation.
Par exemple, le conglomérat BAI, qui était en concurrence avec le capitalisme historique, fut démantelé et tous ses biens furent expropriés par le gouvernement qui les a vendus à rabais à des capitalistes de proximité. Récemment, le Mauritius Turf Club, un club hippique historique, a été privé de ses droits d’occupation exclusive sur l’hippodrome du Champ de Mars pour faire de la place à une autre entreprise privée. Celle-ci n’ayant pu organiser les courses dans les conditions idéales, le gouvernement négocie maintenant avec le MTC pour qu’il reprenne les rênes au Champ de Mars.
La liberté d’expression
Les manifestants ont été arrêtés, et puis relâchés, sous une charge de « rogue and vagabond », au moment où le Premier ministre remettait des titres de propriété aux associations socioculturelles qui ont obtenu un terrain alternatif à Côte d’Or. Peu importe le slogan qu’ils avaient lancé à haute voix, les manifestants n’avaient pas dépassé le seuil légal de 11 personnes permis pour un rassemblement public sous la loi (Public Gathering Act).
La police a-t-elle employé la manière forte ce jour-là pour envoyer un signal de fermeté ou d’intolérance aux manifestants potentiels dans l’avenir en cette période de campagne électorale ?
En tout cas, le passé récent indique que le pays a une tradition d’arrestations sous des charges provisoires. Sous la Constitution, les libertés fondamentales qui comprennent la liberté de conscience, la liberté de s’exprimer et la liberté de mouvement (articles 3, 5, 11, 12 et 15) sont garanties. Toute violation de ces libertés est une entorse à l’Etat de droit.
Le multiculturalisme
Toute cette affaire a donné lieu à un débat sur la raison d’être des centres culturels à Maurice, lesquels ont été encouragés par des gouvernements successifs depuis 2001. Certains y voient des compartiments ethniques qui exacerbent les différences identitaires alors que d’autres y voient l’expression d’une diversité culturelle qui fait la force d’une nation arc-en-ciel.
Les tenants du mauricianisme intégral voudraient voir un centre culturel mauricien représentant toutes les cultures plutôt que des centres culturels séparés fondés sur une identité religieuse ou communautaire spécifique.
Or, le mauricianisme ne signifie pas le déni des identités culturelles. C’est plutôt la diversité culturelle dans un esprit d’appartenance à une nation.
Comme d’autres sociétés multiculturelles, Maurice a adopté le multiculturalisme comme un modèle de coexistence pacifique entre les communautés, c’est-à-dire l’unité dans la diversité. Idéalement, le multiculturalisme requiert le respect de toutes les ethnies, religions et cultures dans l’égalité de droit et de fait, et non pas la domination d’une ethnie, religion ou culture par une autre. C’est ce que le sociologue appelle le « pluralisme égalitaire » à l’opposé du « pluralisme ethnique », qui est la coexistence d’une variété de communautés et d’ethnies distinctes dans une société.
Pour permettre une coexistence harmonieuse et prospère, le multiculturalisme mauricien devrait reposer sur une laïcité effective de l’État. Les liens incestueux entre les associations socio-culturelles et le pouvoir politique ont dénaturé les rapports entre la religion et la politique. À travers les subventions d’Etat, les baux de terrains et les privilèges hors-taxe, le gouvernement, quel qu’il soit, exerce une influence insidieuse sur les organisations religieuses et associations socioculturelles dont les dirigeants aiment se montrer du bon bord politique (à l’exception de certains qui gardent une neutralité politique).
L’idéal serait l’autofinancement des organisations religieuses, assuré par les contributions des coreligionnaires qui soient déductibles de l’impôt sur le revenu, comme dans certains pays. Cela permettrait l’indépendance des organisations religieuses par rapport aux politiciens.
En matiere de multiculturalisme, Maurice peut sans doute apprendre de l’expérience d’autres pays ayant une population hétérogène. Au Canada, par exemple, le multiculturalisme est codifié dans la « CanadianMulticulturalism Act of 1998 », qui stipule que « All Canadians are full and equal partners in Canadian society ». Le Departement du Multiculturalisme et de la Citoyenneté fut établi en 1991 avec pour but d’encourager toutes les minorités ethniques de participer pleinement dans tous les aspects de la vie canadienne en maintenant en mėme temps leurs identités ethniques et pratiques culturelles distinctes.Si chaque communauté a le droit de pratiquer sa religion et/ou culture, elle le fait dans le respect de l’autre sans être assimilée à une culture dominante. Toutes les communautés partagent une citoyenneté commune et égalitaire fondée sur la Charte desDroits et des Libertés.
Comme l’écrivain libanais Amin Maalouf, membre de l’Académie française, suggère dans ses ouvrages classiques (Les Identités Meutrières, Le Naufrage des Civilisations), l’idéal exige de chacun qu’il assume l’ensemble de ses appartenances (communautaire, ethnique, religieuse ou nationale), et un peu aussi celles des autres,afin d’éviter les dérapages meurtriers du désir d’identité.
Prakash Neerohoo
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Constitution of Mauritius
Article 8. Protection from deprivation of property
(1) No property of any description shall be compulsorily taken possession of, and no interest in or right over poverty of any description shall be compulsorily acquired, except where –
- a) the taking of possession or acquisition is necessary or expedient in the interests of the defence, public safety, public morality, public health, town and country planning, the development or utilisation of any property in such a manner as to promote the public benefit or the social and economic well-being of the people of Mauritius; and
(b) there is reasonable justifications for the causing of any hardship that may result to any person having an interest in or right over the property; and
(c) provision is made by a law applicable to that taking of possession or acquisition –
(i) for the payment of adequate compensations; and
(ii) securing to any person having an interest in or right over the property a right of access to the Supreme Court, whether direct or on appeal from any other authority, for the determination of his interest or right, the legality of the taking of possession or acquisition of the property, interest or right, and the amount of any compensation to which he is entitled, and for the purpose of obtaining payment of that compensation.
Mauritius Times Online Friday 6 September 2024
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