Une remise en question systémique de l’appel d’offres
|Covid-19: procédure d’achat d’urgence
Tous les gouvernements dans les pays démocratiques font face à l’urgence sanitaire, mais ils n’ont pas tous contourné les procédures normales sous prétexte que la santé publique n’a pas de prix
By Aditya Narayan
On croyait que le Gouvernement avait tiré les leçons de l’affaire Saint-Louis dans laquelle le CEB avait accordé un contrat “taillé sur mesure” à la firme danoise Burmeister & Wain Scandinavian Contractor (BWSC) dans le cadre de pratiques frauduleuses, comme allégué dans le communiqué de la Banque africaine de développement (BAD) du 8 juin dernier.
Personne ne nie que la pandémie est une situation d’urgence. Cependant, quand on attribue des contrats d’approvisionnement, il y a un minimum de prudence à observer. Photo – afrique.lalibre.be
Or, utilisant une procédure d’achat d’urgence à la faveur de la pandémie Covid-19, il vient d’accorder de nombreux contrats de fourniture de médicaments, de masques et d’équipements médicaux, pour une valeur totale de Rs 1,5 milliards, à des fournisseurs locaux et étrangers sans passer par un appel d’offres approprié.
En principe, l’attribution des marchés publics par le Gouvernement est faite après un appel d’offres, qui est une procédure fondamentale dans le mécanisme de gouvernance financière. L’appel d’offres a pour objet de mettre en concurrence des soumissionnaires pour la fourniture de produits ou de services à l’acheteur (l’Etat) en vue d’avoir l’offre la moins coûteuse tout en assurant le rapport qualité-prix. Cette méthode d’adjuger les contrats d’approvisionnement est d’autant plus importante dans le secteur public que c’est l’argent des contribuables qui est en jeu.
Procédure d’urgence
A la limite, une compagnie privée peut se permettre d’allouer un contrat à qui elle veut parce qu’elle n’est redevable qu’envers ses actionnaires. Par contre, l’Etat est censé utiliser les deniers publics à bon escient. L’intérêt public exige que les fonds recueillis à partir des impôts et des taxes soient dépensés avec prudence, dans la transparence et avec le devoir de rendre compte de chaque roupie utilisée.
Arguant d’une urgence sanitaire imposée par la pandémie Covid-19, le Gouvernement a outrepassé la procédure normale (appel d’offres) pour attribuer des contrats d’approvisionnement en médicaments et en matériel médical à des individus ou des entités privées (compagnie pharmaceutique, hôtelier, quincaillerie, bijouterie, etc.). Pour ce faire, il a invoqué l’article 21 de la Public Procurement Act de 2006 qui prévoit, sous le sous-titre “Emergency Procurement”, que :
- Un organisme public peut acheter des produits et services ou solliciter des travaux d’un seul fournisseur sans recourir à la concurrence dans des cas d’extrême urgence ;
- L’étendue de l’achat d’urgence sera limitée autant que possible à la période d’urgence afin que des méthodes d’achat compétitives puissent être utilisées à la fin de la période d’urgence.
L’alinéa 21(3) de la loi définit l’extrême urgence pour inclure, entre autres conditions, une situation où le pays est menacé sérieusement par, ou est actuellement confronté à, une catastrophe, une guerre ou un “Act of God.”
Personne ne nie que la pandémie est une situation d’urgence. Cependant, quand on attribue des contrats d’approvisionnement, il y a un minimum de prudence (due diligence) à observer en termes de vérification au préalable des antécédents ou des mérites du fournisseur. Le Gouvernement a dit que le but de la procédure d’urgence sans appel d’offres était de se procurer des produits/équipements dans les délais les plus courts afin d’éviter une rupture de stock.
Sole-source contracting
Tous les gouvernements dans les pays démocratiques font face à l’urgence sanitaire, mais ils n’ont pas tous contourné les procédures normales sous prétexte que la santé publique n’a pas de prix. Ils ont plutôt eu recours à un appel d’offres rapide et simplifié (fast-track bidding) suivant deux méthodes :
(a) en invitant les soumissions en ligne selon un format basé sur des paramètres objectifs ; et
(b) en faisant appel aux fournisseurs déjà enregistrés (vendors of record) qui sont fichés au fisc et qui ont pignon sur rue.
Ils n’ont pas accordé de contrat à n’importe quel quidam n’ayant aucune expérience en matière de produits/équipements médicaux et qui se découvre soudain une vocation de fournisseur dans un domaine qui lui est étranger.
En matière de marchés publics, l’Etat a privilégié – une fois de plus – la méthode du marché négocié sans mise en concurrence (sole source contracting). Cette méthode de passation de marchés par entente directe sans appel à la concurrence veut que le contrat soit accordé à une personne (naturelle ou morale) qui se présente aux portes de l’Etat avec une offre, sans invitation ou sur invitation, à l’exclusion d’autres fournisseurs méritants.
Seuls ceux qui ont obtenu des contrats savaient que l’Etat était à la recherche de fournisseurs. Nous avons vu des manifestations diverses, et malheureuses, dans le passé par rapport à cette méthode tant décriée. L’histoire se répète dans des scénarios inépuisables.
Cas précédents
De triste mémoire, nous rappellerons trois exemples en particulier pour souligner que la jurisprudence mauricienne en matière de relations contractuelles entre l’Etat et ses fournisseurs évolue à géométrie variable.
- Entre 1990 et 1995, l’Etat avait un contrat de location d’une partie du bâtiment du Sun Trust pour le ministère de l’Education. Le gouvernement travailliste de 1995-2000 avait résilié ce contrat, mais le Sun Trust avait contesté en Cour la décision du gouvernement. La Cour suprême lui accorda des dommages de Rs 45 millions pour rupture de contrat. Un contrat est un contrat, avait dit la Cour.
- En 2010, l’Etat avait acquis la clinique de Medpoint pour Rs 144 millions (contre l’évaluation initiale de Rs 75 millions) d’une compagnie privée. L’ICAC fut saisie de cette affaire, et elle intenta une poursuite contre l’ex-ministre des Finances qui avait tiré le chèque à l’ordre de la compagnie pour cause de conflit d’intérêts. La Cour intermédiaire devait condamner l’ex-ministre, mais celui-ci fut acquitté par la Cour suprême et blanchi subséquemment, par le Conseil privé selon une interprétation de la loi anti-corruption.
- En juin 2019, un jugement de la Cour suprême a donné gain de cause à la State Trading Corporation (STC) dans le litige l’opposant à la compagnie Betamax concernant la résiliation du contrat d’affrètement de produits pétroliers. La compagnie a interjeté appel contre ce jugement auprès du Conseil privé. Il sera intéressant de savoir comment celui-ci va interpréter les dispositions de la Public Procurement Act telles qu’elles s’appliquent à ce contrat.
La STC au centre de la controverse
La même STC est maintenant au centre de la controverse concernant l’attribution des contrats d’approvisionnement en produits/équipements médicaux de Rs 1, 5 milliards à des individus et à des sociétés. Elle a fait des paiements aux fournisseurs qui avaient obtenu les contrats. Suite à une levée de boucliers au sein de l’opposition et du public, l’ICAC s’est saisie de l’affaire et a fait des perquisitions au quartier général de la STC, de la compagnie Hyperpharm Ltd et des ministères du Commerce et de la Santé.
Des zones d’ombre entourent l’attribution de contrats aux entités suivantes, entre autres:
- Hyperpharm Ltd : une compagnie locale qui a obtenu des contrats de plus de Rs55 millions entre le 25 mars et le 23 juin 2020 ;
- Pack & Blister : une compagnie espagnole qui a eu un contrat de Rs 513,8 millions pour fournir des masques et des respirateurs artificiels alors que son fondateur a été condamné pour fraude fiscale en Espagne. La compagnie n’est même pas enregistrée auprès du Registrar of Companies ;
- Bio Digital : une compagnie locale qui a eu un contrat de Rs 400 millions.
L’ICAC fait une enquête sur les procédures d’attribution des contrats. Espérons que cette enquête ne finira pas en eau de boudin, comme d’autres enquêtes effectuées auparavant. Au cas contraire, ce serait à désespérer de nos institutions dites indépendantes.
Il est évident que le principe de l’appel d’offres est violé de façon systémique, soit par des marchés négociés par entente directe avec des fournisseurs, soit par la procédure d’achat d’urgence. L’histoire est riche de cas où la loi n’a pas été scrupuleusement respectée. Malheureusement, la jurisprudence mauricienne ne nous éclaire pas davantage sur la portée et l’application de nos lois.
* Published in print edition on 17 July 2020
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