Adrien d’Epinay au Jardin de la Compagnie : Il défie le petit peuple après 44 ans d’indépendance 

Par Vina Ballgodin

Décidément, Adrien d’Epinay ne laissera pas le petit peuple en paix. Le poème accroché à son cou au Jardin de la Compagnie était parfait pour indiquer son identité. Mais on l’a enlevé. Ensuite, le poème a été fixé sur un flanc du monument. La condamnation était moins impressionnante mais chaque passant pouvait aisément lire le contenu du poème. Il comprenait rapidement qu’Adrien d’Epinay était un esclavagiste de l’époque coloniale, il partageait des idées racistes avec les siens et pratiquait sans aucune honte l’exploitation des êtres humains. En cette période de célébration de l’indépendance de Maurice, les descendants d’esclaves et de travailleurs engagés posent les questions suivantes aux autorités mauriciennes : (a) Qui a décidé d’aller à l’encontre d’une décision prise par la majorité de la population de différencier cette statue des autres au Jardin de la Compagnie ? (b) Qui a donné l’ordre d’enlever ce poème en catimini ? (c)  Qui a donné l’ordre de faire disparaître les quatre trous percés sur le flanc du monument pour y fixer le poème ?  

C’est révoltant de constater que certains ont pris le droit de changer les données à propos de cette statue. Nous étions pourtant tombés  d’accord par voie de presse qu’il fallait conserver cette statue à sa place tout en y insérant un poème en témoignage d’un pan douloureux de notre Histoire.  

Adrien d’Epinay : un colon raciste et esclavagiste 

Au début du XIXe siècle, plusieurs esclaves se révoltent en Haïti (Saint-Domingue) et en Jamaïque. Plusieurs colonies britanniques discutent à propos de l’émancipation des esclaves. Adrien d’Epinay, lui, fait partie des têtes pensantes qui dénoncent et condamnent sans réserve les partisans de l’abolition de l’esclavage.  

En 1810, les Britanniques prennent possession de l’Isle de France. Le gouverneur, Sir Robert Farquhar,  dirige l’île en restant proche des colons. Ces derniers ont le droit de conserver leurs us et coutumes. N’oublions pas, qu’à ce moment-là, l’esclavage  fait partie des traditions des colons. Le commerce facile des êtres humains est utilisé par les colons pour obtenir une main d’œuvre à bon marché. Par ce moyen ignoble, ils continuent de s’enrichir et d’assurer le bien-être de leur famille.  

Adrien d’Epinay, lui, est le meneur de groupe des colons. Il est tenu en haute estime par tous ceux qui bénéficient d’une façon ou d’une autre de ce commerce honteux. Les négociants d’esclaves, les armateurs, les manufacturiers, la plupart des publicistes, la majorité de la profession légale – la magistrature coloniale et le barreau (Le Cernéen, 8 janvier 1833,  « Port-Louis ») croient dans la supériorité hiérarchique d’un groupe humain sur un autre. Ils vivent au quotidien en se fondant sur des prémisses ethnico-raciales d’une société esclavagiste.  

Lorsque les demandes pour abolir l’esclavage deviennent pressantes, les anti-abolitionnistes affirment leur désaccord avec une détermination inouïe. A ce moment-là, Adrien d’Epinay, épaulé par son frère Prosper d’Epinay, devient la figure de proue de la résistance contre l’abolition de l’esclavage. Sans aucune hésitation, Adrien d’Epinay avance une conception du monde tri-polaire, fondée sur le racisme et la supériorité d’un groupe humain sur les autres, d’une part, et le préjugé de couleur, d’autre part.

 « On nous a promis de nous traiter comme les colonies les plus favorisées, et depuis 22 ans on nous traite comme les colonies les moins favorisées. Autrefois il y avait trois classes d’individus chez nous, les blancs, les mulâtres et les noirs. On a tout promis aux premiers et on ne leur a rien donné ; on n’a rien promis aux autres et on les a élevés au même rang que les blancs.» (1)  

Adrien d’Epinay s’appuie sur le Code Noir pour défendre la position des colons. Il affirme que les esclaves sont des « biens meubles », des outils de travail à valeur mercantile. Les esclaves représentent uniquement une partie du capital patrimonial de la  « plantocratie » au même titre que la terre, les équipements et le bétail. Si les colons doivent se séparer des esclaves, alors il faut nécessairement passer par une transaction juridique. En tant que meneur de groupe, Adrien d’Epinay se dépense sans compter pour convaincre les autres qu’une compensation financière est essentielle pour maintenir les privilèges des colons. 

Puisqu’il s’agit du capital des colons, Adrien d’Epinay évalue avec une aisance déconcertante que l’ensemble des esclaves vaut 75 millions de piastres (2). En même temps, il utilise divers moyens pour étouffer la voix de la population de couleur qui attend l’application des lois britanniques (3). Après tout, l’idéologie esclavagiste stipule que le blanc est un être supérieur et la différence de couleur permet d’asservir les non-blancs sur le plan politique, économique et social. Adrien d’Epinay précise que l’affranchissement des esclaves sans aucune indemnité et l’émancipation générale priverait un grand nombre d’habitants d’une somme énorme à laquelle ils ont droit. (4) 

La mentalité coloniale : Contrôler l’information 

A chaque époque, certains êtres humains pensent qu’ils sont différents des autres. Parfois, ils font valoir leur supériorité par leurs richesses, leur patrimoine foncier et immobilier et leur classe sociale, ou la couleur de leur peau, ou encore un savant dosage de tous ces facteurs. Pour se prémunir contre toute tentative de révolte, ils utilisent leur empire financier et leurs relations pour contrôler strictement et orienter  l’information dans leur environnement.  

Il en est ainsi pour Adrien d’Epinay. Il exerce un contrôle sur la publication et la diffusion de l’information auprès des autres colons pour maintenir les préjugés raciaux et pérenniser un système économique monstrueux. Tout est mis en place pour propulser l’idée de  l’octroi d’une compensation financière en échange de la liberté aux esclaves. Il raconte qu’il est le sauveur par excellence de la patrie.

 « Des journaux (…) ont loué l’énergie déployée par les Mauriciens, énergie qui a fait baisser le ton de nos messieurs du ministère des Colonies et qui a fini par leur faire rapporter le fameux Ordre en Conseil. Il est aujourd’hui reconnu par tous que les colons de Maurice ont combattu SEULS, qu’ils ont tout le temps été sur la brèche, sans alliés, et que les autres colonies ont partagé le fruit de la victoire. » (5)

Adrien d’Epinay fonctionne en s’appuyant sur un réseau, un « networking », dirait-on aujourd’hui. Les colons ont leur propre organe de presse localement et ils communiquent directement avec les politiciens en Grande Bretagne. Adrien d’Epinay est aussi en contact permanent avec certains politiciens français et il est courant de tout ce qui se passe en Europe. 

 « Dupont te dira qu’on m’offre de me faire entrer à la Chambre dans six mois, si je veux passer en France (…) Julie a su par nos compatriotes les dames Lefebvre, que l’on a décidé d’augmenter les forces de l’amiral (Hugon) actuellement dans la Méditerranée… on va marcher de concert avec l’Angleterre. » (6)  

La méthode coloniale : hypocrisie, mensonge, manipulation 

Adrien d’Epinay se bat contre le courant humaniste symbolisé par John Jérémie et les abolitionnistes britanniques pour asseoir la suprématie d’une idéologie raciste. Il envoie une circulaire aux colons pour leur demander de lui accorder le privilège de les représenter à Londres.  Il se montre sous un jour favorable en Grande Bretagne. Il excelle dans l’art de la négociation et obtient à Londres, en 1831, plusieurs faveurs suite à « certaines concessions et les plus belles promesses  » faites par  Lord Goderich, Ministre des Colonies (7). Il brouille les pistes en affirmant que John Jérémie utilise des stratagèmes malhonnêtes pour tromper le Gouvernement britannique : il oriente l’information auprès des Ministres, de la presse et du public anglais.

Adrien d’Epinay fustige l’idéologie fondée sur des devoirs et des interdits éthiques envers tout être humain, véhiculée par John Jérémie. Il décrit l’Anti-Slavery Society comme le repaire de conspirateurs diaboliques et de comploteurs malhonnêtes. Les abolitionnistes représentent le Mal, voire le Diable. Ce faisant, il essaie de créer des divergences entre l’Eglise catholique et protestante et attise des haines anciennes. En attaquant les abolitionnistes, les colons dissimulent la noirceur de leur propre idéologie. Adrien d’Epinay explique que l’Anti-Slavery Society étale ses tentacules dans toutes les colonies et affecte tous les colons qui risquent de perdre leurs droits de propriété. Il discrédite M. Buxton, Dr Lushington, les Stephen aussi bien que John Jérémie en les qualifiant de « médiocres ambitieux » et « ennemis acharnés des colons » (8). Ce ne sont que de viles créatures  déguisées en philanthrope pour arriver à leurs fins.  

« On va voir qu’il ne s’écoulera pas un mois avant que M. le Dr Lushington, un des chefs de l’Anti-Slavery Society, levant le masque, ne vienne trahir, en plein Parlement, malgré l’abolition décrétée, le plan machiavélique que cette secte politico-protestante a tramé, depuis 1818, contre l’ex-Ile de France, colonie restée toujours française de cœur et catholique. – Il ne s’agira pas de dix mille, mais de tous les esclaves de la Colonie dont ce membre du Parlement demandera l’affranchissement, sans vouloir qu’on accorde l’indemnité due aux propriétaires.» (9)  

Disparition du poème accroché au cou d’Adrien d’Epinay: reflet de 44 ans de servitude ?   

Il y a quelques années, nous nous étions penchés sur la question du maintien ou de l’enlèvement de  cette statue du Jardin de la Compagnie à Port-Louis. Nous étions tous d’accord qu’il fallait la maintenir sur les lieux avec une preuve de son passé rempli de souvenirs douloureux pour la majorité de la population. Mais, visiblement, certaines forces du Mal sont toujours aussi puissantes et influentes aujourd’hui sur le plan politique, économique et social après 44 ans d’indépendance …   

Si ce poème défigure tant la statue d’Adrien d’Epinay, alors il est grand temps de trouver un moyen alternatif pour témoigner de la décision prise par la majorité du peuple mauricien. Il suffit, par exemple, de monter une autre plaque juste à côté de ce monument et d’y apposer le poème ou d’ériger une statue de John Jérémie juste en face de celle d’Adrien d’Epinay avec un résumé de son combat contre ce colon nommé Adrien d’Epinay.  

 Si la NHF ne fait rien dans ce sens, alors cela signifie clairement que cette institution participe activement à donner une version censurée de notre Histoire. Cette institution est-elle indépendante ou  toujours colonisée ? Après 44 ans d’indépendance,  est-elle prête à assumer  l’Histoire de Maurice dans toute sa complexité ? Telle est la question. 

Bibliographie  

(1) Réponse de M. Adrien d’Epinay à un écrit intitulé : Avis du Gouvernement, signé du secrétaire colonial, daté du 9 décembre 1835, et publié dans la Gazette officielle du 12 du même mois. Imprimerie du Cernéen

(2) A Pamphlet by John Jeremie, Esq., attested also by John Reddie, Esq, London, Hatchard  and  Son, 1835

 (3) Lettre du  2 juin d’Adrien d’Epinay à son épouse (4) Lettre du  23 juin d’Adrien d’Epinay à son ami, M. E. Dupont (5) Lettre du 2 juin d’Adrien d’Epinay au comte de Sainte-Aulaire et à Charles Le Breton (6) Lettre du  24 juin d’Adrien d’Epinay à son beau-frère Charles Le Breton (7) Lettre du  10  juin d’Adrien d’Epinay à son ami intime M. Edouard Pitot (8) Lettre du 23 juin d’Adrien d’Epinay à son ami, M. E. Dupont (9) Lettre du 23 juin d’Adrien d’Epinay à son ami, M. E. Dupont in  Souvenirs d’Adrien d’Epinay 1794-1839, Extraits relatifs à sa seconde mission à Londres, en 1833 (Abolition de l’esclavage), Fontainebleau, Maurice Bourges, 1901  


* Published in print edition on 9 March 2012

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